Fragments autobiographiques
Mon cœur mis à nu
Au cours de sa vie, Baudelaire a plusieurs fois rêvé d’écrire un grand livre sur lui-même. Le projet autobiographique de Mon cœur mis à nu, né après la publication des Fleurs du Mal, témoigne d’une amertume devant l’incompréhension de ses contemporains, ainsi que de son intention de flétrir le « soleil de la sottise ».
Ne pas taire son dégoût
À plusieurs reprises au cours de sa vie, Baudelaire a caressé l’idée d’un grand livre sur lui-même. Après le procès des Fleurs du Mal, en 1857, son projet autobiographique se dessine plus précisément : il veut lever le « malentendu » dont il pense avoir été victime et dénoncer ceux qui l’ont persécuté. Il a soif de vengeance. D’après une lettre qu’il adresse à sa mère en avril 1861, il aurait fixé cet ambitieux dessein et se serait mis à prendre des notes dans ce but deux ans plus tôt, donc au printemps de 1859, au moment où il se recrée poétiquement et jette les bases d’une seconde édition, très augmentée, des Fleurs du Mal. Les ébauches d’une préface pour cette nouvelle édition sont proches, dans leur propos et par leur style même, des fragments de Mon cœur mis à nu. « Avant tout, Être un grand homme et un Saint pour soi-même », c’est l’injonction que l’auteur de Mon cœur mis à nu s’adresse (voir folio 42) : le dandy vit et dort devant un miroir (voir folio 5), certes, mais ne tait pas son dégoût. L’orientation mélancolique se convertit alors en lui en tempérament atrabilaire. La modernité en antimodernité.
« Je pense commencer Mon cœur mis à nu n’importe où, n’importe comment, et le continuer au jour le jour, suivant l’inspiration du jour et de la circonstance, pourvu que l’inspiration soit vive. »
Un « livre de rancunes »
Dans la chronologie des projets de Baudelaire Mon cœur mis à nu prend place entre Fusées et La Belgique déshabillée. Si aucun de ces chantiers n’est parvenu à son terme, il est délicat d’en déterminer la raison : dès le début des années 1860, la santé de Baudelaire se détériore et le ressentiment devient un obstacle à leur aboutissement.
Deux auteurs se profilent derrière le projet autobiographique de Baudelaire : Edgar Poe (1809-1849) et Jean-Jacques Rousseau (1712-1778). Dans ses Marginalia (1844-1849), l’écrivain américain imaginait un homme projetant de « révolutionner d’un seul coup l’univers de la pensée, de l’opinion et du sentiment humains » en composant un livre de vérité dont le titre serait My Heart Laid Bare, Mon cœur mis à nu. Mais Poe ajoutait aussitôt qu’un tel livre serait un défi à sa propre réalisation : « Quant à l’écrire… là est la question. Nul n’ose l’écrire. Nul n’osera jamais. Aucun homme ne pourrait l’écrire, même s’il l’osait. Le papier se flétrirait et s’embraserait au moindre contact de cette plume enflammée. » S’il relève le défi d’Edgar Poe, l’auteur de Mon cœur mis à nu se met en porte-à-faux avec la sincérité de Jean-Jacques, prétendant montrer à ses semblables « un homme dans toute la vérité de la nature ». « Les Confessions de Jean-Jacques paraîtront pâles » à côté de ses confessions à lui, écrit Baudelaire à sa mère le 1er avril 1861. En effet, puisqu’il veut y « entasser toutes ses colères ». Mais la véritable confession s’éloigne : il ne s’agit plus de parler de soi, mais des autres.
C’est en ce sens que le projet évolue, comme le confirme une autre lettre à sa mère, le 5 juin 1863 : « Eh bien ! oui, ce livre tant rêvé sera un livre de rancunes. À coup sûr, ma mère et même mon beau-père y seront respectés. Mais tout en racontant mon éducation, la manière dont se sont façonnées mes idées et mes sentiments, je veux faire sentir sans cesse que je me sens comme étranger au monde et à ses cultes. Je tournerai contre la France entière mon réel talent d’impertinence. J’ai un besoin de vengeance comme un homme fatigué a besoin d’un bain. » Fier de son talent impopulaire, Baudelaire envisage de donner une forme originale, à la fois sévère et libre, à un ouvrage qui devient, dans son esprit, « un gros monstre, traitant de omni re » (lettre à Julien Lemer, 3 février 1865) : « Je pense commencer Mon cœur mis à nu n’importe où, n’importe comment, et le continuer au jour le jour, suivant l’inspiration du jour et de la circonstance, pourvu que l’inspiration soit vive. » (voir folio 1)
« Eh bien ! oui, ce livre tant rêvé sera un livre de rancunes. […], je veux faire sentir sans cesse que je me sens comme étranger au monde et à ses cultes. Je tournerai contre la France entière mon réel talent d’impertinence. J’ai un besoin de vengeance comme un homme fatigué a besoin d’un bain. »
Extraits de Mon cœur mis à nu
entre 1859 et 1865
La dualité de la nature humaine
Dans les 85 feuillets où le titre Mon cœur mis à nu apparaît et qu’Auguste Poulet-Malassis, qui en avait hérité à la mort de Mme Aupick, a classés et numérotés (BnF, NAF 19800), Baudelaire consigne des réflexions, d’inspiration maistrienne, sur la société, la politique, la révolution et la religion, des concepts qu’il adapte à sa pensée paradoxale et pessimiste, comme la prostitution, le malentendu ou le dandysme, de rapides portraits, souvent sévères et mêlés d’anecdotes, sur les hommes et les femmes de son temps. Ces notes, dont il faut comprendre qu’elles ont dans son esprit un caractère provisoire, adoptent volontiers un tour elliptique ou aphoristique, conforme à l’idéal de concentration que revendique l’auteur de Fusées. En dépit du titre qu’il avait choisi : Mon cœur mis à nu, les réflexions à caractère intime y sont plutôt rares et prolongent la mémoire réflexive vers la généralité et vers la dualité constitutive de la nature humaine : « Tout enfant, j’ai senti dans mon cœur deux sentiments contradictoires, l’horreur de la vie et l’extase de la vie » (voir folio 72).