La BD européenne




On a parfois tendance à penser que la bande dessinée est apparue il y a à peine un siècle en Amérique, ce nouveau genre des comics ayant rapidement conquis le monde entier. Dès 1908, Little Nemo et Buster Brown paraissent en France ; dans les années 30, les aventures de Flash Gordon passionnent les adolescents d’Italie, d’Espagne puis de France. Mais l’Europe ne découvrait pas la bande dessinée : elle avait été son berceau un siècle plus tôt, en particulier l’espace francophone et les pays limitrophes (Espagne, Italie, Pays-Bas, Angleterre). Contemporain de la photographie, le " neuvième art " dès ses origines participa à l’émergence de notre civilisation de l’image. Voué à la narration, il s’affirma, avant le cinématographe, comme une forme intégrée, redoutablement efficace et éminemment divertissante, de récit en images. La " littérature en estampes ", comme l’appela d’abord le Genevois Rodolphe Töpffer, s’exprima rapidement à travers deux supports concurrents, la presse et l’album. Son public, en revanche, était assez monolithique : c’était celui des adultes, et plus particulièrement de la bourgeoisie. Mis à part la notable exception du Max und Moritz de l’Allemand Wilhelm Busch, elle ne s’adressa guère aux enfants avant le tournant du siècle suivant.


 

Une tradition très éclectique

 






 

 

Néanmoins, pas plus que pour d’autres biens culturels, l’Europe ne constitue pas un marché unifié et il est difficile de parler de " la " bande dessinée européenne. La circulation des œuvres se heurte d’abord à l’obstacle de la langue. Rares sont celles qui bénéficient, comme Les Aventures de Tintin, de traductions en quelque vingt langues européennes, y compris des langues régionales telles que le basque, le breton, le catalan ou le gallois. Un autre frein est la diversité des supports : l’album grand format à couverture cartonnée qui nous est familier est presque une exception francophone ; en Flandre et aux Pays-Bas, la bande dessinée se lit plutôt dans la presse quotidienne ou dans des albums de moindre format à couverture souple ; le fascicule bon marché est privilégié en Angleterre (comic book) et en Italie (fumetti). Enfin, il existe des spécificités culturelles très marquées : Tintin reste modérément apprécié des Britanniques, Lucky Luke n’a jamais pu s’imposer en Italie, ni Bob et Bobette sur le sol français.
La bande dessinée européenne, dans sa diversité, se définit alors peut-être par sa fidélité à une conception artisanale de la création, par opposition aux comics américains produits en masse. L’Europe, en effet, n’a guère encouragé l’instauration de ce mode de production industrielle (le travail se répartissant entre le rédacteur en chef, le scénariste, le crayonneur, l’encreur, le lettreur, le coloriste, tous interchangeables) qui prévaut aussi, avec quelques variantes, au Japon.
Pendant longtemps, les " grands noms " de la bande dessinée ont été les héros : on se passionnait pour Capitán Trueno en Espagne, pour les Pieds Nickelés en France, pour Kit Carson en Italie, sans trop se soucier des dessinateurs et scénaristes qui se relayaient pour perpétuer leurs aventures. Aujourd’hui, la BD bénéficiant d’une certaine reconnaissance culturelle et de l’attention de la critique, nul ne contesterait à Hergé, Franquin, Pratt ou Moebius le titre de maître dans l’art de la bande dessinée. L’ère des auteurs a succédé à celle des héros.