Une vision protestante
par Frank Lestringant


  Si Abraham Bosse fut toute sa vie profondément marqué par son éducation protestante, l’homme ne put rester insensible à la joyeuse liberté de mœurs du règne de Louis XIII. De fait, ses compositions gravées font alterner thèmes religieux et thèmes profanes, voire de franche galanterie. En dehors de La Bénédiction de la table, pièce maîtresse de son œuvre gravé, qui est devenue une véritable icône protestante, il n’y a, dans la production graphique de Bosse, et que fort peu d’éléments qui trahissent son appartenance confessionnelle face à l'abondance des pièces de dévotion catholique comme L’Imitation de Jésus Christ, véritable best-seller de la Contre-Réforme ou Les Œuvres de miséricorde.
 
   
 
    Les artistes et la Contre-Réforme
La situation de l’artiste protestant dans la France de l’édit de Nantes, majoritairement catholique, et où la religion dominante ne cesse de progresser, favorisée par les pouvoirs en place et les missions de l’intérieur, n’a plus rien à voir avec celle de la période précédente. La fin des guerres de Religion a ramené l’ordre et un certain conformisme social. Les protestants ne sont plus des rebelles, tiraillés entre le devoir d’obéissance et le devoir de révolte, entre le service du Prince et le service de Dieu. Désormais, ce sont pour la plupart de loyaux sujets du roi catholique. En outre, dans un climat d’anti-protestantisme persistant, la minorité confessionnelle trouve dans le souverain la protection indispensable. Cet état de choses explique que les protestants sont les principaux artisans de la politique centralisatrice du cardinal de Richelieu, qui a pourtant détruit leur parti, mais qui les laisse libres de vivre et de prier selon leur conscience. Ces protestants de la nouvelle génération, épris d’ordre et de clarté, vont apporter une puissante contribution à l’essor du classicisme. Nul hasard, donc, si Bosse illustre les protégés de Richelieu, Desmarets de Saint-Sorlin, Boisrobert, Chapelain, Cureau de La Chambre, et s’il reçoit à partir de 1640 des commandes de l’Imprimerie royale. Dans ces conditions, l’art de Bosse est bien évidemment contaminé par l’iconographie catholique.
 
 
  Une esthétique hollandaise
Bosse est d’origine germanique, et plus précisément rhénane. Son univers visuel et son esthétique appartiennent au Nord de l’Europe, et plus précisément à la Hollande. En outre, son maître, Melchior Tavernier, un protestant lui aussi, était de nation flamande. Entre Bosse et la Hollande on peut donc parler d’une affinité profonde, qui éclate dans toute son œuvre. Il a en partage avec ses confrères d’Amsterdam la même construction de l’espace scénique, lumineux et aéré, la clarté de la mise en page, et la prédilection pour les scènes de la vie privée, en particulier de la vie familiale. Il a leur goût pour les costumes contemporains et porte la même attention aiguë aux menus objets de la vie quotidienne, aux gestes humbles et répétitifs de l’activité domestique et des petits métiers : le chirurgien, le barbier, le médecin, le cordonnier, le savetier, le procureur et la maîtresse d’école. Ceci explique qu’en retour Abraham Bosse ait eu des imitateurs en Hollande.
 
 
 
    La promotion du quotidien
La promotion du quotidien dans ses aspects tour à tour sérieux et comiques doit sans nul doute à la culture calviniste de Bosse, tant il est vrai, comme l’a noté Hegel dans son Esthétique, que le protestantisme est "la seule religion qui ne détache pas ses fidèles de la prose de la vie et qui permet à celle-ci de se faire valoir en toute liberté et indépendamment de toute considération religieuse". Bosse au premier chef a contribué à rendre ce lustre et cette honorabilité à l’univers des pratiques quotidiennes. L’un des premiers, il a "retracé sur le cuivre des portraits de gens de la petite bourgeoisie, qui jusqu’alors n’avaient pas encore eu un tel honneur". Relativement isolé en France, Abraham Bosse est en revanche à l’unisson d’une tendance profonde de l’art des Pays-Bas. Lui aussi a illustré ce "dimanche de la vie" dont parle Hegel à propos de la peinture de genre des petits maîtres hollandais ; lui aussi a eu part à la transfiguration du monde profane, exalté à l’égal des plus belles fêtes, comme étant l’œuvre du juste vivant selon Dieu.
 
 
 
    Un quotidien soumis au jugement divin
Et, en raison de l’actualité de la Parole dont l’efficace est vérifiée au jour le jour, on comprend qu’Abraham Bosse, à l’exemple des Hollandais, représente les paraboles de l’Évangile dans des décors et des costumes contemporains. Ainsi en va-t-il de l’Histoire de l’Enfant prodigue, d’après l’Évangile de Luc, qui témoigne du mauvais usage des richesses, et des risques mortels qu’elles comportent pour leur détenteur. De même, le caractère calviniste de la suite de sept gravures des Vierges sages et des Vierges folles ne fait guère de doute. Il ne faut pas s’y tromper : ces paisibles scènes d’intérieur, qui oscillent entre la clarté tamisée d’une après-midi de lecture et le clair-obscur de la veillée, sont placées en réalité dans la lumière terrible du Jugement dernier. L’instruction du juste et rigoureux jugement de Dieu est permanente. C’est l’affaire de chaque jour et de chaque heure. Le spectacle tranquille en apparence de la vie quotidienne peut déboucher à tout moment sur l’Apocalypse et l’accomplissement des Écritures.