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L'utopie
ou la poésie de l'art
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Utopie signifie un " lieu inexistant
", un lieu de " nulle part ", dont la description relève de l'imaginaire
dans un récit à portée philosophique, politique, idéologique ou moral. La fiction dans
ce cas s'appuie sur une critique globale de la société où vit son auteur et
l'aspiration à un monde meilleur. L'archétype en est le célèbre roman politico-social
de Thomas More, Utopia (1516), mais dès l'Antiquité, La République de Platon, parmi
d'autres systèmes politiques rêvés, sert de modèle à toute une littérature
spécialisée dans les spéculations idéales sur les progrès souhaités de l'humanité.
La Cité du Soleil (1623) de Campanella ou les Aventures de Télémaque (1699) de
Fénelon, notamment, ont influencé bien des philosophes utopistes du siècle des
Lumières, et au-delà. ![]() |
La cité du bonheur suscite le rêve d'une architecture régénérée, symbole du bien-être des populations et emblème de la vie urbaine où s'exerce la citoyenneté. Parmi les architectes, Ledoux est sans doute celui qui a poussé le plus loin la réflexion sur " l'utopie sociale " : sa description de la ville idéale de Chaux, qu'il situe comme un développement rayonnant de la Saline royale d'Arc-et-Senans (Doubs), est souvent commentée comme une sorte de préfiguration de certains systèmes communautaires qui se sont développés au 19e siècle (Saint-Simonisme, Fouriérisme). L'influence de la pensée maçonnique et des idées lancées par le Contrat social rousseauiste, unit l'action de l'artiste militant pour le rôle social de l'art et l'engagement politique favorable à un régime, moralement, égalitaire. | |||
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Boullée, moins explicite que Ledoux sur l'utopie sociale, produit des visions imagées d'une grande capitale moderne, à la fois critique du Paris de son temps et promesse d'infrastructures bénéfiques pour la société. L'artiste s'échauffe-t-il à l'idée des conséquences d'un événement de l'actualité, exceptionnel, en l'occurrence la création par le général Bonaparte en 1798 d'une commission des sciences et des arts, pour préparer l'expédition en Egypte ? Le projet d'aménagement de ce lointain pays traversé par le Nil, qu'il esquisse dans l'Essai, prend une double tournure. C'est d'abord avec pragmatisme qu'il envisage la salubrité et le confort de l'habitat, puis les travaux publics gigantesques nécessaires à l'hygiène, à la consommation et au commerce. Mais c'est sous la forme d'une grande métaphore qu'il décrit une nouvelle carte du pays où, à partir d'un centre où se situerait la ville capitale, seraient disposées les villes satellite : " je me figure ce grand plan, écrit-il, ressemblant à l'arbre de la science ; d'un centre commun partiraient toutes les ramifications bienfaisantes dont les branches s'étendraient dans tout ce grand établissement embelli par la poésie enchanteresse de l'architecture ". À l'évidence, " l'image poétique " infléchit un projet dont l'irréalisme est à la mesure de la rêverie que procure à Boullée l'admiration qu'il voue aux prestigieux monuments pharaoniques. | |||
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Au 18e siècle, " l'uchronie " est une variante de l'utopie : située géographiquement, elle projette le temps du récit dans un futur très lointain, un avenir fictif qui engage une réflexion rétrospective sur le temps présent. Le plus célèbre exemple littéraire français est L'An 2440 (1771) de Louis-Sébastien Mercier, célèbre chroniqueur par ailleurs du Tableau de Paris -son uchronie raconte le réveil d'un contemporain de Louis XV qui découvre le Paris du troisième millénaire ! De quelque ordre qu'elle soit, sociale, politique, scientifique, culturelle ou religieuse, l'utopie repose toujours sur une critique motivée des murs présentes (ou du poids du passé sur les dérèglements de la société) qui suscite une prospective sans bornes. Souvent présentée sous forme de voyage imaginaire ou de rêve éveillé, l'utopie décrit des projets ou des situations apparemment irréalistes. Dans le cas de l'architecture elle élabore des programmes et des formes dont la réalisation, autre que sur la planche à dessin, demeure improbable. Se pose alors la question de la spécificité d'une " utopie de l'art " qui s'exprime à travers le rôle bien concret des architectes dans la société. | |||
Architecture
utopique ou art visionnaire ? De grands projets idéaux, apparemment
irréalisables ont valu à Boullée, Ledoux et Lequeu l'épithète d'architecte utopique. |
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Boullée, dont les premières constructions consacrées à l'habitat ont été remarquées, délaisse sa carrière de constructeur pour se consacrer à la théorie et à la pédagogie de l'architecture, domaines où son influence sera très grande auprès des jeunes architectes de la période révolutionnaire. Certains de ses projets ambitieux et novateurs, dans le domaine de l'architecture publique, auraient pu être réalisés à l'échelle d'un Paris moderne, en pleine croissance (l'église de la Madeleine, l'Opéra, la Bibliothèque). La conjoncture économique et politique de la fin de l'Ancien Régime, puis les dix années de période révolutionnaire, ne permirent aucune réalisation d'envergure. En revanche, le gigantisme de certains édifices de Boullée relève, sur le papier, d'une " esthétique utopique " destinée à frapper l'imagination des spectateurs. À cette échelle, seule l'architecture industrielle mettant en uvre des matériaux nouveaux (fer, verre, béton) permettra en effet au 19e siècle de concrétiser l'image de la mégapole moderne. Propagateur, comme Ledoux, d'une architecture classique régénérée par des volumes purs, mais édifiée en pierre, avec apport de brique et de charpentes, Boullée n'est ni visionnaire ni prophète des nouvelles techniques qui, seules, pouvaient concrétiser des structures et des formes démesurées. Il n'empêche que les visions de papier mégalomanes de Boullée ont pu stimuler l'imagination des futurs maîtres d'uvres de la révolution technologique moderne. | |||
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Au 19e et au 20e
siècle, les grands projets couchés sur le papier deviennent sans doute des réalités,
mais selon des programmes politiques, économiques et sociaux que le siècle des Lumières
n'annonçait guère. Ils apparaissent dans une esthétique éclectique totalement
imprévisible, sinon peut-être dans le style confidentiel de Lequeu. Le Géorama des
Champs Elysées et l'actuel grand planétarium peuvent être considérés comme des
enfants du Cénotaphe de Newton. On a pu relever des correspondances troublantes entre le
constructivisme soviétique des années 1920 et le symbolisme architectural de Boullée.
De même, le ton et le style de sa pensée se poursuivent dans les grandes oeuvres
théoriques, également utopiques, de Le Corbusier, par exemple. Mais combien de
défenseurs du courant moderne, comme Emil Kaufmann, n'ont-ils pas sollicité
l'exemplarité des images utopiques de Boullée et de Ledoux, afin d'imaginer des sources
historiques à la démarche de table rase qu'ils préconisaient par rapport au 19e
siècle ? Historiquement décontextualisé, l'art de Boullée et de Ledoux se déshumanise
et s'interprète d'une manière abstraite absolument contraire aux intentions qui l'ont vu
naître. En tant qu'architecte, Boullée participe à l'art visionnaire qui se met en
place à son époque et qui culmirera, notamment en peinture, dans le romantisme. Mais ses
visions, comme les " prophéties " de son contemporain, le poète-dessinateur
William Blake, ne sont pas des " prédictions " : elles disent moins l'avenir
qu'elles ne veulent changer le présent. |
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Le mythe des
origines et les progrès de l'humanité C'est toute la singularité de l'utopie qu'elle nous paraisse ne pas appartenir à une époque en particulier et glisser comme une sonde vers les siècles futurs. Si on met de côté la question de la réception et le point de vue d'un observateur du 20e siècle, la définition d'un style de pensée positivement utopique est problématique. L'utopie, du grec ou-topos, " non lieu ", se projette vers un ailleurs, un " nulle part " qui n'est pas unidimensionnellement le futur. Les formes et les monuments imaginés par Boullée ne sont au demeurant pas des abstractions surgies ex nihilo de son esprit mais elles prétendent renouer avec l'Antiquité dont elles donnent une vision idéale, conformément d'ailleurs à un canon déjà solidement établi de la pensée utopique aux 16e et 17e siècles. Il existe toutefois une différence fondamentale entre les grandes utopies de Rabelais et de Fénelon et l'utopie au 18e siècle. Depuis Rousseau et les philosophes sensualistes comme Condillac, le regard se tourne vers un passé qui n'est pas seulement l'Antiquité mais qui est au sens large le passé des origines de l'humanité. Le grand projet de réforme de la société, affirmé par Rousseau dans le Contrat social est l'enfant direct du Discours sur l'origine de l'inégalité. L'utopie politique remonte l'histoire à rebours, elle célèbre la " vertu " citoyenne des Grecs et des Romains tout en agitant toujours plus loin devant elle la fiction de l'origine et de l'état de nature. La " cité idéale ", qui oppose ses vertus aux dérèglements des périodes de barbarie, avait a été précédée d'un type d'habitat spontané, situé dans un " paysage arcadien " (image de l'Age d'or décrit dans l'Antiquité) où le règne de la paix et de l'harmonie sociale étaient synonyme de bonheur. |
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Il existe une correspondance morale et rationnelle entre cette démarche historico-philosophique et la théorie de l'architecture comprise comme un " langage " directement inspirée par la nature. Le théoricien Laugier, après Vitruve, réinterprète le mythe de la cabane rustique en bois, donnée comme une origine végétale de la réflexion qui conduisit à l'idée des ordres chez les Grecs. Egalement la métaphore des vaisseaux d'arbres qui se forment en forêts, voire la structure osseuse des squelettes d'animaux, sont des exemples sollicités pour expliquer la structure légère, naturelle, des églises gothiques. Avec Laugier et Soufflot, notamment, Boullée sait exploiter ces structures pour créer, avec l'ordre antique, de gigantesques portiques en transparence, et, à partir de la structure gothique, des effets lumineux qui impressionnent la sensation. | |||
C'est donc avec l'usages d'effets " pittoresques ", de vastes perspectives, des paysages chargés de nuées impressionnantes, des groupes de figures en action comme sur une toile et un usage intense du clair-obscur (ombre et lumière !) que Boullée met en scène les volumes naturels, purs, et les dignes ordonnances antiques de ses monuments. Piranèse était l'inspirateur de cette forme de " tableaux d'architecture ", fiction figurative totalement libérée de l'image technique de la construction " projetée ". Mais en rationaliste éclairé, Boullée n'appréciait pas les thèmes gratuits et trop dramatiques " inventés " par le célèbre Italien : " Je ne saurais me figurer des productions d'un art fantastique sans me représenter des idées jetées çà et là, sans suite, sans liaisons, sans buts, des désordres d'esprits, en un mot des rêves. Piranesi, architecte, graveur, a mis au jour quelques folies semblables ". Il n'empêche que ses visions de monuments et de ruines antiques, quasi scénographiques, subjuguaient tous les artistes de sa génération. |