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Le manuscrit d'auteur suscite de nos jours une étrange
fascination. Pareille consécration est de date relativement récente :
tout au plus remonte-t-elle au XIXe siècle romantique. Et elle
ne concerne pas le seul manuscrit achevé, impeccablement mis au net pour
l’impression, mais le brouillon lui-même, avec ses ébauches griffonnées
et ses débordements de ratures, soudain investi d’une valeur sans commune
mesure avec sa modeste apparence : comme touché par le génie. Le
fameux sacre de l’écrivain – et tout ce qui y a mené : reconnaissance
sociale, juridique, financière de l’auteur, valorisation de l’individu,
prix accordé à l’innovation esthétique et au travail de l’écriture –
aurait-elle entraîné la sacralisation de son manuscrit ?
En s’intéressant, de manière plus ou moins consciente ou active, au sort
de leurs brouillons, les écrivains sont les initiateurs du mouvement.
Mais chaque cas, on le sait, est un cas d’espèce. Face à Chateaubriand
qui brûle ses brouillons, à Stendhal qui garde ses seuls manuscrits inédits,
à Baudelaire dont il ne reste pour les Fleurs du mal que les épreuves
corrigées conservées par son éditeur, Balzac, Flaubert, Hugo confèrent
aux manuscrits leurs lettres de noblesse…
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Le premier, surchargeant de corrections ses innombrables
jeux d’épreuves, en fait don à ses amis en témoignage de son dur labeur
d’artiste et d’artisan ; le deuxième garde précieusement l’énorme
masse de feuillets raturés, recopiés, recorrigés qui constitue la préparation
de chacun de ses livres, sachant trop bien ce qu’elle recèle du travail
auquel il a voué son existence ; le troisième enfin, qui tout au
long de sa vie mouvementée, exil compris, emporte avec lui ses "malles
aux manuscrits" et veille jalousement dessus, choisit d’offrir à
la postérité, par un legs à la Bibliothèque nationale, l’ensemble monumental
de son œuvre écrite et dessinée – exemple fondateur que beaucoup
d’autres auteurs suivront pour la plus grande chance des collections patrimoniales.
Les romantiques ont vu dans leurs manuscrits la marque du génie, les naturalistes
la preuve du travail (comme en témoigne le soin attentif apporté par Zola
au classement de ses dossiers préparatoires, dont le sérieux scientifique
doit étayer la vérité artistique de sa création), et les surréalistes
la possibilité de la "merveille". Mais c’est le plus souvent
sa propre personnalité que chaque écrivain trahit par l’attitude ou les
dispositions qu’il prend à leur égard.
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