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C’est en parcourant la
campagne chinoise parsemée de "livres de pierre", les stèles,
que s’est imposée à Segalen l’idée de dire ses pensées les plus intimes
dans un recueil de poésies qui eût une forme originale : "Je
ne cherche délibérément en Chine non pas des idées, non pas des sujets,
mais des formes qui sont peu connues, variées et hautaines. La forme Stèles
m’a paru susceptible de devenir un genre littéraire nouveau dont j’ai
tenté de fixer quelques exemples", écrit en 1912 Victor Segalen à
son maître à penser Jules de Gaultier, en lui présentant son recueil de
poésies Stèles, publié pour la première fois chez les lazaristes à Pékin,
dans l’édition de 1912 somptueuse et confidentielle inspirée de la bibliophilie
chinoise (quatre-vingt-un exemplaires "non commis à la vente").
Les premières ébauches de ses poèmes, qu’il appelle ses "premières
lectures", sont souvent des passages écrits sur le vif, engrangés
dans son journal de voyage au titre évocateur, Briques et tuiles, "un
amalgame de fragments, de proses, d’inventions, dont je t’envoie parfois
des copies", explique Segalen à sa femme.
Une promenade dans les environs de Pékin et une visite aux treize tombeaux
des Ming, lors de son premier grand voyage au centre de la Chine en juillet
1909 en compagnie de Gilbert de Voisins, lui inspirent la stèle "Aux
dix mille années". Deux passages en témoignent, écrits à l’étape
dans le journal et dans une lettre à Yvonne : "Quel mépris à
rebours du Temps lui-même. Il dévore ? Qu’on lui donne à dévorer…"
En septembre, toujours dans Briques et tuiles, il compose un texte plus
élaboré, qu’il intitule "Aux années. Au temps dévorateur", et
à la même date la deuxième version du poème. Il reprendra ce texte à la
faveur des conseils que sa femme lui prodigue, elle qu’il reconnaît "précieuse
dans le travail de style, peut-être parfois dans celui de la création".
Puis viendront trois versions nouvelles. Pour certaines stèles on en dénombre
huit.
Ainsi peut-on suivre les étapes de l’écriture d’un poème depuis la naissance
du "germe" jusqu’à l’achèvement, la "mise hors la loi du
temps du texte littéraire, à laquelle doit concourir le texte typographique".
Quelques feuillets rassemblés sous le titre "Livre" exposent
sa profession de foi d’écrivain attaché à la fabrication d’un livre depuis
les balbutiements de l’inspiration jusqu’au finale, profession de foi
résumée en quelques formules incisives : "Empoigner, rassembler,
dompter, en un seul geste : Style, phrase, mots, lettres, blancs,
papier, sceau, couverture."
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