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Serait-il simple ornement, redondance
inutile, soupir trop appuyé, le mot "Fin", écrit par Marcel
Proust au printemps 1922 au bas de l’avant-dernière
page du dernier cahier du Temps retrouvé, n’en inscrirait pas moins
l’impérieux désir de l’écrivain qui, en dépit de la fatigue, malgré la
maladie, prenant la mort de vitesse, mène à terme un projet dont le dernier
volume était prévu dès 1909. Nul étonnement dès lors que le regard s’y
fige et que la pensée s’y arrête. Qu’effectue, en réalité, l’inscription ?
Le discours de la critique s’accorde en effet : À la recherche
du temps perdu est une œuvre achevée. Pour preuve, le mot "Fin",
objet d’une mythologie issue en partie de biographies posthumes – Monsieur
Proust, par exemple – mais à laquelle l’écrivain a sans doute contribué,
lui qui avait préparé une dernière phrase de longue date et l’avait fait
savoir. Tracé avec vigueur, souligné d’un geste vif, le mot a valeur d’un
sceau. Un tel pouvoir de persuasion dans trois lettres ne doit pourtant
pas empêcher un examen approfondi. Qu’en est-il, véritablement, de l’achèvement
de la Recherche ? Les difficultés rencontrées pour chaque
édition soulignent l’écart existant entre ce que semble affirmer le mot
et l’état du texte. Sans minimiser les péripéties de l’édition des premiers
volumes dont Proust remanie jusqu’à l’agencement même au moment des épreuves,
le travail éditorial posthume devient herculéen. Et sans fin, à l’image
de la tâche des Danaïdes. À partir de La Prisonnière, dont la dactylographie
n’est pas corrigée par l’écrivain, l’établissement du texte, aussi rigoureuses
que soient les règles adoptées, demeure en partie aléatoire, qu’il s’agisse
de choix de lecture, de l’insertion d’ajouts, de passages en double, de
pages biffées puis paginées… Des ouvrages nombreux relatent cette épopée
qui est aussi celle de la création. Dès lors la notion d’achèvement ou
d’inachèvement apparaît-elle incertaine, sinon paradoxale.
Plutôt que de receler des renseignements sur l’état de l’œuvre, le mot
"Fin", dans ce cas, prend valeur d’événement. C’est un acte
qui nous dit que quelque chose a eu lieu et qu’un mot en inscrit l’irrévocabilité ;
qu’il y a en conséquence, à partir de ce moment, un avant et un après.
Ainsi le présente Proust à Céleste Albaret. En l’imprimant à la suite
du mot "Temps", explicit du Temps retrouvé qui, de se
composer dans "Longtemps" posé en ouverture de la Recherche,
boucle un cheminement, installant le temps d’écrire entre deux scansions
qui se rejoignent dans le signe de l’infini, l’édition désigne son ambiguïté :
appartient-il à la diégèse ou à la genèse ? Est ainsi mis en lumière
le point où se fondent l’œuvre et l’écriture de l’œuvre, essence même
du Temps retrouvé. Mais ce choix en démontre surtout la force impérative :
en effet, l’inscription du mot a rendu visible la fonction de la hâte
dans la lutte contre le temps. On rêvera encore sur la coïncidence entre
la fin du cahier, le bas de la page et le terme de l’entreprise. Ce n’est
pas, en vérité, coïncidence mais nécessité du temps logique : le
moment de conclure s’impose sous les traits de l’urgence. Dans ces circonstances,
commencer un autre cahier, rédiger quelques pages, différer aussi peu
que cela fût l’acte de finir aurait mis en péril ce qui advient au moment
juste, le terme que cristallise le mot souligné, cadré par la page puis
par le cahier, le mot de l’achèvement qui seul valide la totalité de l’entreprise :
Le Temps retrouvé renvoie en effet le lecteur au commencement.
Le Narrateur, au moment où l’auteur va conclure, médite sur l’instant
de commencer. Il évoque le travail qui sera : "[…] préparer
son livre minutieusement, avec de perpétuels regroupements de forces,
comme une offensive, le supporter comme une fatigue, l’accepter comme
une règle, le construire comme une église […]", autant d’actions
où s’entendent toutes les phases de la Recherche – comment
ne pas penser à Jean Santeuil ou au Contre Sainte-Beuve
à propos de "perpétuels regroupements de forces" ? –
et que désignent pour nous des titres. "Et dans ces grands livres-là,
il y a des parties qui n’ont eu le temps que d’être esquissées, et qui
ne seront sans doute jamais finies, à cause de l’ampleur même du plan
de l’architecte. Combien de grandes cathédrales restent inachevées !"
La métaphore a connu une incomparable fortune. Quant à l’inachèvement,
se heurtant au mot "Fin", il est devenu le tourment privé et
la volupté silencieuse de tous les spécialistes de Marcel Proust chargés
d’établir un texte.
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