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Quand dans sa vie on commence à écrire (plus ou moins
jeune), on n’a pas tout à fait conscience qu’on est en train de bricoler
cet artéfact que certains appelleront un "manuscrit", si on
a de la chance. On n’a en vue – et on n’a pas tort – que l’inaccessible
livre fini qui justement a pour fonction de recouvrir, d’invalider et
de mettre à la poubelle le paquet de feuilles contingentes qu’est le manuscrit.
Dès que par miracle ce premier livre fini est proprement tapé, normé,
dépersonnalisé et mis dans des enveloppes pour les éditeurs, un esprit
non averti ne peut voir dans l’amas des brouillons qui lui restent sur
les bras qu’encombrement et emmerdements. C’est donc dare-dare à la poubelle
qu’est allé le manuscrit des Vies minuscules, et de là directement dans
la gueule des grandes bennes qui ont pour fonction de faire disparaître
nos restes.
Et puis on s’avise qu’on n’a pas eu tout à fait raison. Cette prise de
conscience pour moi a coïncidé exactement avec l’instant où un collectionneur
m’a proposé d’acheter ce manuscrit avalé par les grandes bennes.
Il m’est, comme disait Barthes, de plus en plus indifférent d’être moderne :
les processus m’intéressent peu, j’aime mieux le résultat, l’aboutissement,
l’objet fini ("mort", comme on disait dans les années soixante-dix),
l’œuvre. Les manuscrits des autres m’ennuient profondément, les miens
m’agacent. C’est que je sais maintenant qu’ils n’iront pas immédiatement
à la poubelle : il faut donc bien les fétichiser, les rendre jolis
(ou si joliment sales), lisibles (ou si délicatement illisibles), les
mettre en représentation – car ils seront vus, ils seront preuves :
non pas de ce que l’auteur a mis au jour, mais de ce qu’il voulait croire
mettre au jour, et faire croire.
J’exagère.
J’écris à la main (Picasso un jour demande à Jean Hugo : "Vous
peignez toujours à la main ?"), avec un crayon noir, sur des
feuilles volantes. Ceci pour les premiers jets d’un texte, d’une page,
tôt le matin. C’est que j’ai appris à écrire ainsi et que les connexions
entre la main qui tient la plume (le crayon) et l’esprit sont parfaitement
rodées, organiques, totalement sophistiquées et nécessaires, naturelles
comme toutes les techniques que notre corps a acquises alors qu’il devenait
lui-même, s’acquérait comme corps pensant et agissant. Dans un second
temps je "mets au propre", comme on disait naguère, c’est-à-dire
que je rends abstrait, je détache de moi et de ma gestuelle spécifique,
je ne garde de ma gestuelle que ce qui apparaît dans les sons et les rythmes :
je mets donc au propre sur ces machines à fabriquer du neutre, ou de l’universel,
que sont la machine à écrire, jadis, et aujourd’hui l’ordinateur. Ce ne
sont pas seulement des machines à fabriquer du neutre : l’ordinateur
donne toujours des idées et des rythmes de dernière minute, combat ou
seconde la pulsion organique du bras, conseille d’étonnantes corrections.
Tout cela fait système de façon confuse mais efficace.

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Je ne crois pas le moins du monde à l’écriture
au crayon : si j’avais appris à quatre ans à me servir à dix doigts
d’un clavier, la connexion organique se serait faite entre cet éventail
horizontal et mon esprit, et non pas entre la crispation oblique de
la main sur un objet et mon esprit. J’ai tendance à croire que j’aurais
écrit la même chose, directement sur ordinateur. Le média n’est pas
le message, c’est un serviteur.
Je vais exagérer dans un autre sens.
Il m’arrive de penser – je m’efforce de penser pour écrire –
que l’acte de l’écrivain est une activité liturgique, complètement séparée
de la vie – dans le sens où elle est la vie de la vie, où elle
en est une acmé foudroyante, comme l’alcool pur en regard de l’eau.
Et alors la plume, le papier, la gestuelle qui s’y écrit, le petit drame
et le grand enjeu qui s’y jouent, tout cela est objets et danse rituels
qui doivent impérativement être justes et justement disposés pour qu’en
naisse le texte juste. Regardant mes manuscrits, il m’arrive d’y voir
un paragraphe, une ligne, dansés. Si cela est visible à tous, alors
oui, il est peut-être bon de conserver les manuscrits.
La vitesse d’inscription : c’est à cela qu’on voit une phrase dansée.
Elle est peu lisible, elle tend vers la ligne droite, les m et le n
sont des barres, les mots sont réduits à leurs italiques, elle attaque,
elle fuit pour mieux régner. C’est que la graphie pour un instant va
plus vite que la pensée, elle s’en libère, elle est la plus forte. Et
la pensée qui court après est tout étonnée de se retrouver plus vraie
au bout de la ligne. Les moments de vitesse, dans l’autographe, sont
triomphe : triomphe du rythme, de l’empirisme sûr, de la magie.
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