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Lorsque vint l’heure du déjeuner, Coupeau
eut une idée, il tapa des pieds, en criant : "Faut aller prendre Bec-Salé. Je sais où il travaille... Nous l’emmènerons manger des pieds à la poulette chez la mère Louis." L’idée fut acclamée. Oui, Bec-Salé, dit Boit-sans-Soif, devait avoir besoin de manger des pieds à la poulette. Ils partirent. Les rues étaient jaunes, une petite pluie tombait ; mais ils avaient déjà trop chaud à l’intérieur pour sentir ce léger arrosage sur leurs abattis. Coupeau les mena rue Marcadet, à la fabrique de Boulons. Comme ils arrivaient une grosse demi-heure avant la sortie, le zingueur donna deux sous à un gamin pour entrer dire à Bec-Salé que sa bourgeoise se trouvait mal et le demandait tout de suite. Le forgeron parut aussitôt, en se dandinant, l’air bien calme, le nez flairant un gueuleton. "Ah ! les cheulards ! dit-il, dès qu’il les aperçut cachés sous une porte. J’ai senti ça... Hein ? qu’est-ce qu’on mange ?" Chez la mère Louis, tout en suçant les petits os des pieds, on tapa de nouveau sur les patrons. Bec-Salé dit Bois-sans-Soif, racontait qu’il y avait une commande pressée dans sa boîte. Oh ! le singe était coulant pour le quart d’heure ; on pouvait manquer à l’appel, il restait gentil, il devait s’estimer encore heureux quand on revenait. D’abord, il n’y avait pas de danger qu’un patron osât jamais flanquer dehors Bec-Salé, dit Boit-sans-Soif, parce qu’on n’en trouvait plus, des cadets de sa capacité. Après les pieds, on mangea une omelette. Chacun but son litre. La mère Louis faisait venir son vin de l’Auvergne, un vin couleur de sang qu’on aurait coupé au couteau. Ca commençait à être drôle, la bordée s’allumait. "Qu’est-ce qu’il a, à m’emmoutarder, cet encloué de singe ? cria Bec-Salé au dessert. Est-ce qu’il ne vient pas d’avoir l’idée d’accrocher une cloche dans sa baraque ? Une cloche, c’est bon pour des esclaves... Ah bien ! elle peut sonner, aujourd’hui ! Du tonnerre si l’on me repince à l’enclume ! Voilà cinq jours que je me la foule, je puis bien le balancer... S’il me fiche un abattage, je l’envoie à Chaillot. – Moi, dit Coupeau d’un air important, je suis obligé de vous lâcher, je vais travailler. Oui, j’ai juré à ma femme... Amusez-vous, je reste de cœur avec les camaros, vous savez." Émile Zola, L'Assommoir, chapitre VIII. |