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L'Europe
avant-guerre, 1932-1939
Hongrois, immigré, Endre Friedmann se jeta dans la
photographie de reportage avec un talent, un brio, un courage
qui ont fait de lui le père de tous les photojournalistes.
En 1931, alors qu'il avait tout juste dix-sept ans, Endre
fut arrêté en raison de sa participation aux
activités hostiles au gouvernement conservateur de
l'amiral Miklós Horthy.
Un jeune immigré hongrois
Il partit donc dès juillet pour Berlin où il
s'inscrivit à la Hochschule für Politik, afin
d'y étudier non le photoreportage mais le journalisme,
qui lui aurait permis de concilier son amour pour la politique
et la littérature. Peu après, la récession
économique mondiale contraignit ses parents à
ne plus payer ses études. Il quitta donc l'école
et obtint un poste d'assistant à la Dephot (Deutscher
Photodienst), une agence de photojournalisme de premier plan,
fondée en 1928 par un de ses compatriotes, Simon Guttmann.
Il y apprit les rudiments du tirage et du développement,
fut rapidement promu assistant puis apprenti-photographe,
Simon Guttmann l'ayant distingué. En novembre 1932,
la Dephot, dont aucun des membres n'était disponible,
envoya Friedmann à Copenhague, pour photographier Trotski
donnant une conférence sur la révolution russe.
Ce reportage sur le révolutionnaire en exil fut publié
avec succès dans le Weltspiegel du 11 décembre
suivant, avec comme crédit "Friedmann-Degephot".
Si ces photographies laissent à désirer du point
de vue technique, elles font déjà preuve d'une
intensité et d'une proximité qui deviendront
ensuite le "label" Capa. Avant qu'il ait pu tirer
avantage de cette gloire naissante, il dut fuir l'Allemagne.
La crise économique et financière qui frappait
le pays depuis le début des années trente avait
créé une situation favorable à la montée
du national-socialisme et Hitler était devenu chancelier
le 30 janvier 1933. Triplement inquiété comme
immigré, comme juif et comme gauchiste, Endre s'enfuit
à Vienne et de là, se rendit à Paris
à l'automne 1933. Il fit la connaissance d'autres photographes
dont certains devinrent ses amis : parmi eux André
Kertész. Avec David Szymin (Seymour) dit "Chim",
réfugié juif polonais, qui travaillait pour
l'hebdomadaire communiste Regards, et Henri Cartier-Bresson,
il constitua un trio d'amis qui répondait au surnom
des "Trois mousquetaires". Tous trois, profondément
différents par l'origine sociale, religieuse et géographique,
étaient néanmoins unis par une amitié
sincère, qui devait aboutir à la fondation de
l'agence Magnum, avec quelques autres compères, après
la Seconde Guerre mondiale.
En septembre 1934, Endre, qui se faisait alors appeler André,
fit la connaissance de Gerda Pohorylle, une réfugiée
juive allemande d'origine polonaise, plus âgée
que lui de trois ans, aux opinions politiques très
marquées à gauche.
"La pequeña rubia"
Profondément séduisante avec son minois aux
yeux verts couronné de cheveux teints en roux (les
Espagnols devaient la surnommer "la pequeña rubia"),
elle fit la conquête d'André. Elle n'était
pas seulement pour lui une compagne, mais aussi un agent avisé.
Elle tapait à la machine les légendes de ses
photographies, en retour il lui apprit la prise de vue. En
octobre 1935, Gerda commença à travailler pour
Maria Eisner, fondatrice d'Alliance-Photo. L'agence était
assez florissante pour nécessiter l'emploi d'une assistante.
Au printemps de 1936, les ventes se faisant rares, André
et Gerda utilisèrent un subterfuge en forgeant de toutes
pièces la légende d'un photographe américain
prestigieux du nom de Robert Capa. Gerda proposa les photographies
d'André comme celles de Robert Capa. Les rédacteurs
furent tentés d'en acquérir et de les publier.
La naissance de Robert Capa
Pour son pseudonyme de Capa, André Friedmann s'inspira,
semble-t-il, du nom de Frank Capra, metteur en scène
américain d'origine sicilienne dont le film New
York-Miami (It happened one night) avait obtenu
en 1934 plusieurs oscars. Selon d'autres sources, il aurait
été surnommé "Cápa"
(requin en hongrois) dès son enfance. Quant au prénom,
il est d'une origine semblable, puisqu'il est emprunté
à Robert Taylor. À la même époque,
Gerda prit le pseudonyme de Taro. Le nom de Gerda Taro avait
une vague consonance avec celui de Greta Garbo.
En 1934 ou 1935, Capa effectua un reportage à Lisieux,
à l'occasion d'une des nombreuses cérémonies
religieuses liées au culte de sainte Thérèse,
dont un ensemble de "vintages" a pu être acquis
au début de l'année 2004 par la Bibliothèque
nationale de France. Ces photographies, d'une grande modernité,
n'ont pas fait l'objet de publication dans la "bonne
presse" ou dans la presse d'information générale
de l'époque, qui préféra, plutôt
que des sujets de proximité, des vues générales
montrant l'ampleur des manifestations et l'affluence des pèlerins.
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La
guerre d'Espagne
C'est la guerre d'Espagne qui permit à Capa, et dans
une moindre mesure, à Gerda Taro, d'émerger comme
photoreporters. La guerre avait éclaté le 17 juillet
1936. Dès le 5 août, Capa et Taro, envoyés
par Lucien Vogel, rédacteur en chef de Vu, arrivèrent
à Barcelone et commencèrent à photographier
les combats, Capa avec un Leica et Taro avec un Rolleiflex.
Dans l'esprit des jeunes gens, ces appareils photographiques
n'étaient pas seulement un gagne-pain, mais une arme,
afin d'obtenir l'appui international à la cause républicaine.
À la gare de Barcelone, ils photographièrent les
soldats partant pour le front d'Aragon, se séparant de
leurs femmes ou de leurs fiancées. Ils se dirigèrent
ensuite vers Huesca et Saragosse, région où servaient
dans les milices beaucoup de réfugiés allemands,
ce qui facilitait les échanges. |
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Le
milicien espagnol
Dès son premier voyage Capa prit, sur le front de Cordoue,
la fameuse photographie du milicien espagnol frappé par
une balle, et la photographie fit le tour du monde, suscitant
des commentaires enthousiastes. Bien qu'elle soit hautement
controversée, elle est à l'origine du mythe Capa.
Publiée pour la première fois par la revue française
Vu et un an plus tard par Life, c'est l'une des
images les plus importantes de l'histoire de la photographie.
Ils arrivèrent à Madrid le 18 novembre ;
Capa passait la majeure partie de son temps avec la XIIe
Brigade internationale, dont le commandant, un homme énergique
et charismatique, était le général Lukács,
un Hongrois, et le commissaire politique Gustav Regler, dont
Capa avait fait la connaissance à Paris, dans une association
d'écrivains allemands émigrés. Ils photographièrent
ensuite les réfugiés à Almeria et Murcia.
Au début de mars 1937, Capa et Taro se mirent à
travailler pour Ce soir, un périodique du Front
populaire de création récente dont le rédacteur
en chef était Louis Aragon. Ils photographièrent
les combats du côté de Bilbao (région industrielle
dont les ressources intéressaient Franco) et, le 7 mai,
la bataille du mont Sollube. Fin mai, ils retournèrent
à Madrid et s'installèrent à l'hôtel
Florida, quartier général des journalistes et
des intellectuels, où ils rencontrèrent Hemingway.
Le 31 mai, Capa et Taro étaient au Paso de Navacerrada
près de Ségovie pour couvrir l'offensive républicaine
malheureuse qu'Hemingway a décrite dans Pour qui sonne
le glas. Hemingway lui-même n'était pas présent
sur le théâtre des opérations et s'est fondé
non seulement sur les photographies de Capa, témoin oculaire,
mais aussi sans doute sur des compte-rendus écrits. De
retour à Madrid, ils photographièrent la bataille
de Carabanchel et couvrirent les funérailles du général
Lukács, tué à Huesca le 12 juin.
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La
disparition de Gerda Taro
Quand Capa rentra à Paris pour affaires, Gerda, qui
menait une carrière de photojournaliste indépendante,
lassée sans doute de voir ses photographies signées
du nom de son amant à côté du sien, voire
à la place du sien, resta en Espagne, pour couvrir
le congrès international des écrivains. Pendant
qu'elle suivait les violents combats de Brunete, à
l'ouest de Madrid, pour le journal Ce soir, elle trouva
la mort dans la collision avec un char loyaliste de la voiture
sur le marchepied de laquelle elle était montée,
le 25 juin 1937. Transportée dans un état désespéré
à l'hôpital de l'Escorial, elle mourut le lendemain
au petit jour. Ce drame suscita en France une vive émotion.
Elle était la première femme photographe morte
au combat.
La mort de cette femme qu'il avait espéré épouser
(il l'avait demandée en mariage au printemps 1937 mais
elle avait refusé) laissa une blessure profonde dans
le cœur de Capa, qui ne s'en remit jamais tout à
fait. L'année suivante fut publié à New
York l'ouvrage de Capa, Death in the making, sur une
maquette d'André Kertesz, dédié à
Gerda.
Réticent à retourner sur le théâtre
de la guerre où sa compagne était morte, il
photographia tout de même la bataille de Teruel qui
s'annonçait comme trop importante pour qu'il fit passer
au premier plan sa douleur personnelle. Il y arriva le 21
décembre 1937. Puis il partit pour la Chine.
L'automne suivant, Capa retourna en Espagne pour suivre le
départ des Brigades internationales, photographia l'émouvante
cérémonie de la Despedida puis en novembre
les batailles de Mora de Ebro et du Rio Segre, sur le front
aragonais, images peut-être les plus dramatiques de
sa carrière. Ces batailles d'usure achevèrent
de ruiner le potentiel militaire des républicains.
Les puissantes images de Capa ont joué leur rôle
et contribué à attirer la sympathie sur les
troupes loyalistes. En décembre, la prestigieuse revue
anglaise Picture Post de Stefan Lorant publia huit
pages de photographies de guerre de Capa, alors âgé
de 25 ans, le proclamant "plus grand photographe de guerre
du monde" (livraison du 3 décembre), avec en couverture
un portrait de Capa filmant pris deux ans plus tôt par
Gerda Taro.
La fin de la guerre d'Espagne approchait. Plus de 400 000
personnes, civils ou militaires, se réfugièrent
en France. Le gouvernement français leur ouvrit des
camps à Perpignan, Argelès-sur-Mer et Le Barcarès.
Stefan Lorant commanda un reportage sur ces camps à
Capa qui photographia ensuite les orphelinats de Biarritz.
La Chine
L'épisode chinois se situe entre deux périodes
de reportage sur la guerre civile espagnole. Capa décida
d'aller passer quelques mois en Chine avec le documentariste
néerlandais Joris Ivens, rencontré en Espagne,
et l'opérateur John Fernhout pour photographier la
résistance chinoise à l'invasion japonaise commencée
l'année précédente. Le Japon étant
allié à l'Allemagne, la guerre en Chine fut
considérée par beaucoup comme le front oriental
d'une lutte internationale contre le fascisme, dont l'Espagne
constituait le front occidental. Capa produisit de remarquables
documents sur la bataille de Taierzwang et les raids aériens
japonais contre Hankow. Il réalisa également
un étonnant reportage sur madame Tchang Kaï-chek,
ainsi que plusieurs photographies comptant parmi ses plus
belles créations sur un plan purement plastique.
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Le
Tour de France de 1939
Capa "couvrit" le Tour de France de 1939 pour le compte
de Match et de Paris-Soir. Raymond Vanker, qui
suivit lui aussi le Tour, se souvient de l'intrépidité
de Robert Capa, l'un des premiers à prendre des photographies
sur le tansad d'une moto. Dans le reportage du Tour, comme dans
les conflits, Capa se montre toujours intéressé
par ce qui se passe en marge de l'action. C'est ainsi qu'il
photographie, autant que les coureurs, les spectateurs, et qu'il
réalise un ensemble d'images étonnant sur la famille
d'un des célèbres coureurs du temps, Pierre Cloarec,
dit "le Colosse de Pleyben". |
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La
Seconde Guerre mondiale
Vint la Seconde Guerre mondiale. Triplement suspect comme
juif, émigré d'Europe centrale et connu pour
ses activités de gauche, Capa s'enfuit de Paris en
octobre 1939 pour rejoindre sa famille à New York.
Après la déclaration de guerre, on lui interdit,
en tant que ressortissant d'un pays ennemi, de s'éloigner
à plus de dix miles du district de New York et il n'avait
plus le droit de faire des photographies mais il réussit
à obtenir une accréditation de l'armée
américaine. Il couvrit les opérations d'Afrique
du Nord, et la libération de l'Italie dont il a laissé
des images particulièrement poignantes, notamment celles
des obsèques d'écoliers napolitains.
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Pour couvrir les opérations
du Débarquement en Normandie, six photographes de Life
furent accrédités. Par ordre alphabétique,
Robert Capa, Bob Landry, Ralph Morse, George Rodger, David Scherman
et Frank Scherschel. Capa, qui était d'un tempérament
joueur (mais ne misait jamais sur le bon cheval) opta pour la
compagnie E, lors de la première vague. Il fut le premier
à débarquer avec la première vague du 116e
à Omaha, dans un secteur dénommé Easy Red,
et réussit à saisir l'événement
sur le vif. Mais par une erreur de manipulation au laboratoire,
sur quatre bobines, trois furent détruites. Sur la quatrième
seules onze images furent utilisables. En raison de leur grain
(peut-être accentué par l'accident survenu au développement)
elles sont les plus bouleversantes images de guerre jamais prises.
Le jour J est resté à jamais gravé dans
la mémoire collective grâce à ces photographies.
Il couvrit ensuite la campagne de Belgique et la chute du Troisième
Reich. |
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L'après-guerre
: Russie et Israël
À la fin des années quarante, Capa prit part à
divers projets avec ses amis intellectuels. Durant l'été
1947 il voyagea un mois entier en Russie avec John Steinbeck et
de cette expérience naquit un reportage pour le Ladies'Home
Journal, dont Réalités acquit les droits,
ainsi qu'un livre, A Russian Journal, avec des textes du grand écrivain
flanqués de photographies de Capa. L'année suivante
il réalisa un reportage photographique en Hongrie et en Pologne
avec le journaliste Theodore H. White, pour le compte de la revue
Holiday. Enfin, il couvrit la création du nouvel État
d'Israël, la première guerre israélo-palestinienne,
et avec le romancier Irwin Shaw, il publia le livre Report on Israël.
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Indochine
En avril 1954, Capa fut invité pour trois mois au Japon,
comme hôte du Manaichi Shimbun, pour contribuer au lancement
d'une nouvelle revue photographique. Life lui demanda de prendre
pendant un mois, en Indochine, la place d'un collègue américain.
Il accepta, malgré les objurgations de quelques amis. Capa,
accablé de problèmes divers (il avait pris du poids,
souffrait du dos, et surtout, comme toujours, avait besoin d'argent),
voulait prouver qu'il était encore le meilleur photographe
de guerre. Il était prisonnier de sa légende.
Pour qui connaît la fin de l'histoire, il est impossible de
ne pas déceler, rétroactivement, quelque chose de
prémonitoire dans les dernières images de Capa :
ces femmes en pleurs dans un cimetière, ce panneau indiquant
la direction de Thai Binh, où il allait tomber, ces soldats
vus de dos s'éloignant dans les herbes.
Le 25 mai, il suivait, en compagnie de deux Américains, un
convoi de soldats français occupés à évacuer,
dans le delta du fleuve Rouge, après la capitulation de Diên
Biên Phû, deux fortins désormais indéfendables.
C'est là qu'il trouva la mort en sautant sur une mine, un
appareil photographique dans chaque main. Les Français lui
décernèrent les honneurs militaires à Hanoï.
Au-delà d'un immense photographe de guerre, Robert Capa
fut un photoreporter dans le sens le plus large de ce terme, capable
de saisir avec un égal talent l'émotion, le drame
ou la joie, et de jeter sur le monde qui l'entourait un regard non
dénué d'humour mais toujours bienveillant.
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