De la guerre
par Thierry Grillet

La guerre selon Capa s’incarne dans quelques grandes icônes : le républicain espagnol, le soldat américain cramponné au sable d’Omaha Beach, le chœur des pleureuses napolitaines, le couple d’Anglais prenant le thé dans un abri. Ces clichés ont été si souvent reproduits dans les journaux, les magazines ou les livres d’histoire qu’ils semblent avoir acquis une sorte de vitesse de libération suffisante pour être détachés du réel. Le combattant espagnol est ainsi devenu un "idéogramme de la guerre". Avec Slightly out of Focus, le livre de mémoire de Robert Capa, commandé en 1946 et paru en édition américaine en 1947, ces symboles retrouvent leur bande-son originale. Les mots de Capa, trempés d’ironie et de whisky, injectent dans ces photos muettes un peu de leur substance perdue. À quel moment, dans quelles conditions, selon quel point de vue, où, pour quels destinataires, à travers quels canaux Capa a-t-il produit et fait cheminer ses rouleaux de pellicule, comment a-t-il eu, entre Londres, El Guettar et Berlin, l’écho de la parution de ses reportages successifs ? Autant de renseignements qui documentent l’univers du photoreportage. Descente dans les coulisses de la fabrication des photographies, film continu du métier de photographe de guerre, Slightly out of Focus brosse aussi le portrait du photographe en guerre.

La puissance magique de la mort mécanique
Slightly out of Focus est un livre de guerre. Capa répond sur le mode mi-comique mi-désespéré, à la curiosité mêlée d’incrédulité et de fascination qui s’empare du public pour les formes modernes du conflit armé. Sa démesure la désigne comme le spectacle monstrueux par excellence. Spectacle qu’il faut capter et qui promeut, dans les années 1930, la figure aristocratique du photographe de guerre.

Slightly out of Focus pratique une coupe dans une guerre longue en isolant une séquence clairement définie : du printemps 1942 à l’automne 1945. C’est la guerre américaine, vue du côté américain, qui entraîne Capa dans le sillage des troupes sur les théâtres d’opération successifs, en Tunisie, Sicile, Italie, Normandie, France, Belgique, et, pour finir, en Allemagne. Guerre itinérante où le photographe Capa virevolte, nomade parmi les nomades. L’expérience de photographe "embarqué" qu’il connaît alors se déploie entre la guerre d’Espagne, guerre civile, guerre de militants où il travaille en photographe engagé, et la guerre d’Indochine, guerre de décolonisation. En Espagne, il perd Gerda Taro, et lui-même connaîtra la mort en Indochine. Au final, une période relativement courte qui correspond à l’âge d’or du photojournalisme ; c’est le moment où le nom du photographe paraît en toutes lettres dans les périodiques, le moment où se cristallise son mythe. Le Vietnam des années 1960 mettra un terme au magistère de la photographie au profit, cette fois-ci, de la télévision…


  
    Une vision stéréoscopique de la guerre
Slightly out of Focus est un livre composite, hybride de texte et d’images qui collaborent pour inventer une vision stéréoscopique de la guerre. La plupart du temps, le récit progresse sans liaison organique avec les illustrations. Quitte à forcer le trait : les photos de Capa racontent la guerre, telle qu’elle s’est imposée dans la représentation collective ; le texte raconte sa guerre, déclinée sous la forme d’une histoire d’amour avec Pinky, la belle Anglaise "aux cheveux roses". Ainsi le texte et les images esquissent-ils un pas de deux syncopé qui joue alternativement du rapprochement et de l’éloignement.

Mémoire et remémoration
Les images ont déjà été éditées dans des supports de très grande diffusion. Affichées à la une de numéros spéciaux de Life, de Colliers ou d’autres magazines, elles sont connues du grand public. Le texte, de son côté, est inédit. Il est rédigé et parfois dicté entre le printemps et l’hiver 1946. Cette antériorité dans la publication ouvre à un premier décalage qui s’accentue par la nature même de l’image ; les photos de Capa ont été réalisées durant la guerre. Elles ont, comme toute photographie, l’avantage de la haute fidélité par rapport à la réalité. Le texte, lui, est rédigé dans les mois qui suivent la fin de la guerre et entretient avec le réel une relation d’infidélité, assumée par Capa.
Capa fait ainsi l’expérience de deux régimes de relation au passé : mémoire et remémoration. Les photographies, par la fragmentation de la réalité qu’elles opèrent, cisaillent l’histoire, la hachent en un flux discontinu, quasi stroboscopique. Blocs de mémoire, aux informations multiples comprimées dans une seule vue, et placés sous la lumière crue d’un flash. Le texte de Slightly out of Focus, pour sa part, s’attelle à reconstituer le fil de l’histoire en comblant les blancs et en restaurant les articulations. Cette reconstitution mobilise toutes les ressources de la fiction. La temporalité du récit, par exemple, se dilate. Le socle historique de la narration – printemps 1942, automne 1945 – est ainsi étiré entre l’anticipation et le flash-back. Anticipation qui prend la forme, prémonitoire, pour le débarquement, de la commémoration : voilà Capa qui célèbre rituellement la traversée du D-Day élevée à la puissance biblique d’une nouvelle traversée de la mer Rouge ! Quant au flash-back, il fait irruption, à Paris, au bar du Scribe – qui porte bien son nom. Gaston, le barman, transmet la nouvelle : les Espagnols "vont bientôt franchir les Pyrénées". Capa boit alors un verre, oublie tout et se retrouve, transporté quelques années auparavant, en pleine guerre d’Espagne.

Comment saisir la guerre ?
Une image "floue" de la guerre s’installe et oscille régulièrement du document à l’œuvre de fiction. Au-delà de cet équilibre instable dans lequel le livre se construit, cette chronique personnelle est hantée par une idée fixe : comment puis-je saisir la guerre ? quelle image, vraie, unique, définitive, puis-je produire ? Cette obsession qui assiège l’esprit de Capa l’affecte en profondeur : plus les troupes libératrices progressent vers Berlin, plus Capa éprouve de difficultés à photographier la guerre. La crise est telle qu’il va jusqu’à faire l’étrange expérience de ce que l’on pourrait appeler la photo blanche : en effet, assailli par le doute, il finit, entre le Rhin et l’Oder, par cesser totalement de prendre des photos. Au moment même où ses confrères, accourus en meute, découvrent et mitraillent les camps de concentration tout juste libérés, risquant ainsi, remarque Capa, de "diminuer la force du message" !
Cette course-poursuite entre Capa et la guerre donne son rythme au récit. Avant de photographier la guerre, Capa doit obtenir l’accréditation. Or, la plupart du temps, dépourvu des papiers nécessaires à l’exercice de son métier, il est un photographe non autorisé qui se met dans la situation burlesque de poursuivant-poursuivi : il court après la guerre, talonné par le service des relations publiques des armées ! En guerre comme en paix, il reste alors cet homme sans autorisation – exilé, apatride, "étranger potentiellement ennemi", photographe "viré" –, vivant dans cette marginalité institutionnelle tout autant qu’existentielle qui lui vaut d’être "embarqué" sans perdre son objectivité, d’être impliqué tout en demeurant à bonne distance. Les solidarités auxquelles il est par nature attaché continuent ainsi de le relier, au-delà des soldats qu’il accompagne en mission, aux hommes de rencontre, victimes, ennemis ou prisonniers…

Jamais assez près
Cette quête et enquête sur la guerre s’affirme avec d’autant plus de force, dans le champ de la photographie, qu’historiquement elle a longtemps échappé à l’objectif. Temps de pose trop longs, lourdeur du matériel qui empêche un déplacement rapide, les photographes du XIXe siècle doivent se contenter de vues a posteriori. Sur le champ de bataille, mais hors le temps de la bataille. Seuls sont visibles les fantômes et misères de la guerre – blessés et morts, vues inertes qui renouent avec une esthétique de la ruine, mais rien de la présence réelle, rien du choc, de la charge, de l’affrontement. Avec les nouvelles technologies de l’instantané, Capa – et les autres correspondants de guerre – se fraye un chemin jusqu’à l’action et en renouvelle l’écriture. Henri Cartier-Bresson développe sa pensée de l’"instant décisif", Capa, celle de la proximité avec le danger ("Si vos photos ne sont pas assez bonnes, c’est que vous n’êtes pas assez près"). Slightly out of Focus ménage, à cet égard, des paliers successifs dans cette progression. Au début, à Londres, Capa approche la guerre de loin. Il attend, sur un terrain d’aviation, le retour des pilotes partis bombarder l’Europe. Impatient, il rejoint la guerre en Afrique du Nord. Une fois sur place, bien qu’il soit tout près d’elle, la guerre se dérobe encore.

      
    La quête de la photo différente
"J’étais sûr de prendre indéfiniment les mêmes photos. Chaque soldat en train de ramper, chaque tank en action, chaque foule en délire ne serait plus que la pâle copie d’une photo déjà prise ailleurs."

Cette quête de la photo différente ne se comprend que dans la relation à l’économie du "métier", omniprésente dans le livre. Aussi l’autre photo est-elle d’abord celle qui se distingue de toutes les autres sur ce marché, émergent mais déjà fortement concurrentiel, des magazines d’illustration. Capa s’y est fait une place. Il la lui faut régulièrement défendre. Par ailleurs, il a une claire conscience de ce que la guerre a de routinier, de l’uniformité de ses mises en scène. Même la guerre moderne n’a pas mille façons d’apparaître. Le spectacle, pour monstrueux qu’il soit, tourne en boucle. La démocratisation des techniques de l’instantané qui popularise une iconographie martiale très vite normée, la démographie galopante des correspondants de guerre – entassés à Alger, par exemple, dans un seul hôtel où l’on dort à dix par chambre ! – aggrave le sentiment de redite.
  

 

L’autre photo, c’est donc celle qui a disparu du champ visuel. Capa, en marginal, va explorer les marges, le refoulé du cliché instantané. Il y aperçoit, en renouant avec les percepts anciens, la douleur des autres. Ce thème prend alors majoritairement le relais dans le livre en multipliant la vision de cette humanité avec laquelle Capa, dans une sorte de fraternité, partage la dérive existentielle : des hommes et des femmes, vainqueurs et vaincus, abandonnés et perdus sur les mêmes routes, paysans allemands qui fuient leurs maisons en flammes à Wessel en mars 1945, enfants berlinois pieds nus devant des ruines, dans une rue, groupés autour d’une carriole… Une autre iconographie apparaît : la face cachée des événements, leur envers. De la libération de Naples, considérée de son œil acide et lucide, il écarte l’image de la cérémonie officielle et lui préfère les femmes prostrées qui pleurent la génération perdue.
  

    Une Divine comédie moderne
Slightly out of Focus est aussi le roman d’un photographe en guerre, un éclat autobiographique, un fragment fatalement incomplet, comme la vie de Capa elle-même, interrompue à quarante ans.
L'ouvrage répète un des grands archétypes de l’expérience humaine. Une expérience des limites, qui consiste à faire du voyage dans l’Europe en guerre un voyage dans la guerre elle-même. Dans cette "Divine comédie" moderne, le correspondant de guerre porte les yeux sur un univers interdit de regard à la majorité des vivants.
Il est ainsi le photographe-poète, l’homme que son regard appareillé protège de la mort et qui nourrit, par ce statut d’exception, l’hostilité, plus ou moins déclarée, des soldats.
Avec Slightly out of Focus, Capa reprend donc à son compte cette mythologie. Il lui donne une consistance originale. Loser, marginal, anti-héros, séducteur et fêtard, sans famille, coupé de ses origines et sans descendance, il est le célibataire (mis en scène sous les traits de James Stewart par Hitchcock dans Rear Window), le solitaire, le veuf, le saint Capa de la guerre, sacrifié sur l’autel de la curiosité des foules démocratiques.