La Naissance des Mondes
analyse synthétique

La cosmogonie - science des origines - est aussi vieille que l'humanité. L'homme n'a pas plus tôt levé les yeux sur le monde qu'il a cherché à le reconstruire par la pensée, à en retracer la génèse et les métamorphoses. On trouve donc chez tous les peuples, dans le fonds le plus ancien de leurs traditions, des récits relatifs à l'origine de la terre et du ciel. La plupart de ces traditions recherchent un Principe créateur - dieu, idée ou élément - à la source de toute chose.

Ainsi le Rig Veda, pilier de la tradition indienne composé entre 2000 et 1500 avant notre ère, fait naître toute chose de l'Ardeur 1. L'ordre de la création védique diffère de celui prôné par la tradition occidentale. Les premières sources littéraires grecques placent l'origine dans l'eau. Ainsi Homère, dans l'Iliade, affirme que l'Océan est le père de tout. La théogonie d'Hésiode (VIIIe siècle) est déjà plus complexe car elle fait un première synthèse de traditions plus anciennes. Hésiode use de son intuition poétique et de son expérience intérieure pour inventer l'Origine du Monde à partir du Vide. Il n'est pas inintéressant de noter que trois mille ans plus tard, la cosmologie quantique 2 met en équations le surgissement spontané de l'univers à partir des fluctuations du Vide !

Le monde créé étant ordonné, il est logique de décrire l'état du monde antérieur à la création par un terme synonyme de désordre et confusion. C'est le Chaos 3, invoqué pendant deux millénaires de littérature cosmogonique. Les Métamorphoses d'Ovide, poème latin en quinze livres et quatorze mille vers, regroupe divers récits de la mythologie grecque et consacre son Livre Premier aux Origines du monde. La Sepmaine (1578) de Du Bartas est un long récit de la création de l'univers en 7 jours. Adaptation épique de la Génèse, la Sepmaine reprend pas à pas l'ordre de la création biblique. Le premier jour Dieu crée la matière et la lumière à partir du Chaos ; le deuxième jour il crée l'espace par séparation du ciel et des eaux ; le troisième jour il sépare la terre et les eaux ; le quatrième jour il crée les luminaires célestes, le cinquième les poissons et les oiseaux, le sixième les animaux terriens et l’homme ; enfin au septième jour, Dieu se repose et contemple son œuvre... Dans l'extrait présenté, Du Bartas décrit le Chaos par des termes antinomiques à la limite du calembour : forme sans forme, tas mal entassé, etc.

D'une incroyable puissance d'envoûtement, la Genèse va longtemps façonner l'imagination des poètes. Bien que premier des écrivains scientifiques à combattre en vers l'astrologie, Théodore Agrippa d'Aubigné n'ose s'écarter d'un iota de la version biblique dans son récit de la Création (1616).

Le génie littéraire de Milton est d’une autre envergure. Sans s’éloigner de la version officielle, le poète anglais nous offre dans son Paradis Perdu (1667) de sublimes apperçus du Chaos. Les ténèbres sont la matière première qui se façonne en créations, quelque chose comme les ténèbres faites bêtes.

Le XVIIIe siècle marque le début du mécanisme et du rationalisme scientifiques. L’emprise judéo-chrétienne faiblit, mais la science des origines est encore trop balbutiante pour proposer autre chose qu’une date de création du monde conforme aux écritures : 4004 avant Jésus Christ. Un écrivain et un savant seront les premiers à remettre sérieusement en question le dogme. Benoit de Maillet, consul de France et écrivain, auteur de Telliamed, affirme dès 1720 l’immense durée du temps de laTerre : plusieurs milions d’années. Le savant Buffon n’ose reculer aussi loin, mais dans la Théorie de la Terre (1749) il fournit des preuves expérimentales: en mesurant le temps de refroidissement de boulets ferreux portés au rouge, il en déduit que notre globe terrestre doit dater de 72 832 ans 4. On sent ces extensions du passé terrestre dans l'Ode à la Nature de Lebrun - Pindare (1729-1807) - par ailleurs auteur d'une Ode à Buffon.

La théorie de l'attraction newtonienne s’est entre temps imposée, mais des glissements se produisent. Le problème de la genèse hante des esprits qui ne se contentent plus des Écritures, et l'univers incréé (sinon par l’action divine) que leur offre Newton ne peut les satisfaire. Non contents de revoir à la hausse l'âge de l'univers, ils entrevoient des mécanismes de formation; avec la perte du géocentrisme, la terre, qui n’est plus ni centre ni sommet de la création, n'a plus de raison de naître avant toute chose. Les savants commencent à établir une nouvelle chronologie de la création : l'univers d’abord, puis le Soleil, puis la Terre. Dans un texte de la fin du XIXe siècle encore imprégné de ce choc temporel, Jean Lahor (La Gloire du Néant) remonte le fil des naissances, qui conduisent peut-être à Dieu.

Revenons en arrière. Buffon ne se contente pas de refaire la chronologie, il propose des mécanismes de naissance. Pour le système solaire, il attribue l'impulsion première au choc d'une comète qui, arrachant au soleil des lambeaux en fusion, aurait projeté au loin les futures planètes, retenues enchaînées par l'attraction. D’autres solutions sont bizarrement mitigées de science et de mysticisme. Ainsi Whiston (1696) qui, par souci de conserver l'accord entre science et Écritures, donne pour mère à notre globe la queue gigantesque d'une Comète. L'antagonisme de deux Forces - l’attractive et la centrifuge - remet en honneur un très vieux mythe remontant à Héraclite (et largement présent dans les Védas) : la Grande Pulsation. L'équilibre s'altère tour à tour au profit de chacune d'elles jusqu'à son triomphe total, suivi d'un renversement qui donnera l'avantage à sa rivale. L'Univers, poème en prose tardif (1901) de P. Boiste, rappelle ce fécond jeu de balance.

Vers le milieu du XVIIIe siècle, la conception d'un fluide élémentaire universel se généralise. Le philosophe Emmanuel Kant a le premier la grandiose vision d'un état premier de la matière emplissant l'espace infini, et d'où naîtront les mondes. Plongée dans l'ombre et le silence, cette matière diffuse est déjà grosse de tous les futurs. Ce n'est point de Kant que Laplace tient la première idée de sa "Nébuleuse primitive", mais des observations de William Herschel. Son grand télescope l'a que certaines nébuleuses 5 sont des nuées de matière diffuse, et que les étoiles doivent se former par condensation au sein de ces nuées. Ces observations, publiées en 1811, Laplace les reproduit au chapitre VI de son Système du Monde (édition de 1824). Lui qui, par ailleurs, ne cesse de répéter "Je ne forge pas d'hypothèses", lance la plus sensationnelle hypothèse du siècle 6 : une première nébulosité presque imperceptible où se forme un noyau à peine brillant, des anneaux de vapeurs successivement abandonnés, tournant comme des cerceaux, puis se rompant en masses qui s'arrondissent à leur tour et où brillent d'autres petits soleils dans leur cocon brumeux... Le système solaire est né 7 !

Si la formation du système solaire exposée par le grand mathématicien est une tentative d'explication rationnelle du sens imprimé au mouvement des planètes, elle va néanmoins féconder l’imagination des poètes. Ceux qui chantent la Nébuleuse Primitive s'opposent désormais à ceux pour qui la Genèse était explosive. Pas d'émission brutale ni de parturition déchirante; leur imagination s'attarde à une gestation lente des planètes-sœurs. C’est le cas de Pierre Daru (L'astronomie, 1830).

Chez les savants du XIXe siècle, l'hypothèse de la nébuleuse primitive est consolidée par les découvertes de l'analyse spectale. Dans son Astronomie populaire, Flammarion salue en termes poétiques les nébuleuses gazeuses, voyant en ces lueurs les berceaux et les tombes de la création. Il use - le premier, semble-t-il - de l'expression : "Nébuleuse-mère". Jules Laforgue s'en saisit aussitôt dans ses poèmes cosmiques écrits la même année (1880).

En cette fin de siècle, nombreux sont les poètes qui évoquent en la nébuleuse les images de fécondité, de gestation : germes, semences, embryons, laitance. La décennie 1880-1890 est particulièrement riche en texte placés sous l’influence de la génèse laplacienne : l'Epopée terrestre d’André Joussain, Les Origines de Warnery, La Génèse Universelle de Strada. René Ghil est le plus original. Son Dire du Mieux (1889) use d'une langue au vocabulaire renouvelé par des termes scientifiques et des néologismes rocailleux. Sa syntaxe est obscure (nous sommes dans l'ère symboliste !) mais à l'image de son sujet : une genèse engluée.

Sur le plan de l’imagination, la cosmogonie laplacienne se rattache à un ensemble de vieux mythes qui placent, à l'origine, les Eaux. Ces Eaux où plane l'Esprit dans les premiers versets de la Genèse, substance première tant de fois adorée, conçue comme un liquide amorphe, passif, cédant avec douceur à ce qui plonge, engloutissant dans ses abîmes les poids trop lourds, mais portant, en une flottaison berceuse, ce qui se confie et s'abandonne. Ce fluide, c'est l'élément prénatal dans le sein de la Mère, c’est le plasma où baigne l'embryon. L'Eau se retrouve au berceau de maintes cosmogonies, et ses Fils se plaisent à imaginer la création terrestre sortie ruisselante de l'Océan primordial. Jean Richepin a chanté la Gloire de l'Eau dans son long poème La Mer (1886). Le poète ne nous dépeint plus la grandiose naissance de la Terre, mais celle de la vie ; guidé par les découvertes darwiniennes sur l’évolution des espèces, il rêve sur le Bathybius, cette larve informe d’où jailliront nos ancêtres.

Paul Morand est moins grave. Sa Boule-Panorama, façonnée entre 1914 et 1924, décrit la naissance des planètes sans aucune espèce d’exigence scientifique, et cela est bien aussi. Les rapports entre Science et Poésie ne sont pas nécessairement littéraux. À cet égard, le cas de Queneau est exemplaire. Cet auteur, considéré par certains comme un plaisantin, a fait une communication de mathématiques à l'Académie des Sciences, et il a parrainé le groupe de recherches de l'Oulipo fondé par le mathématicien François Le Lionnais. La Petite Cosmogonie Portative (1950) est un récit du monde depuis ses origines jusqu'à nos jours présents. C'est probablement le premier écrit faisant allusion à la théorie de l'atome primitif que l'abbé Lemaître proposa en 1930, et dans laquelle, en se fondant sur les équations de la relativité d'Einstein, il décrivait scientifiquement la naissance de l'univers sous forme d'une gigantesque explosion primordiale appelée aujourd'hui Big Bang. Ce petit bijou peut paraître obscur en première lecture, mais mérite d’être décrypté mot à mot (Queneau donne d'ailleurs lui-même quelques repères). Par exemple "hyper leur quatre trucs éclatement burlesque" est une allusion prémonitoire à ce que les physiciens appellent le découplage de la Superforce en quatre interactions fondamentales (gravitation, électromagnétisme, interactions nucléaire forte et faible) qui gouvernent l’ensemble des processus physiques connus...

Dans Un profil de buée (1980), Maurice Couquiaud retrace la longue marche de la conscience, depuis le Big Bang supposé jusqu'au possible "point oméga", le Big Crunch des cosmologistes. Son recueil est dédié à Darwin, Hugo, Renan et Teilhard de Chardin (il eût pu rajouter Lemaître). Le même Teilhard de Chardin a probablement inspiré Pierre Emmanuel, qui place sa Cosmogonie (1984) sous le signe de l’Alpha et de l’Oméga.

La chronologie de la création est aujourd’hui assez bien établie. On pense être remonté jusqu’au premier dix-milliardième de seconde d’une histoire cosmique longue de quinze milliards d’années. À cette époque l’univers était si dense et si chaud qu’il était opaque. Trois cent mille ans plus tard il a émis sa première lumière, que l’on capte aujourd’hui dans les radiotélescopes. Un milliard d’années plus tard se sont formées les premières galaxies, dont, sans doute, la nôtre. Au sein de la Voie lactée plusieurs générations d’étoiles se sont succédé. Le Soleil s’est condensé une dizaine de milliards d’années plus tard, soit, en reprenant le chronomètre à partir du présent, il y a 5 milliards d’années. Assez rapidement les planètes se sont agglomérées, les datations les plus précises sur l’âge de la Terre indiquant 4,56 milliards d’années. La vie aquatique - non pas sous forme du Bathybius, mais des stromatolites et des procaryotes - est apparue très vite, il y a 3,5 milliards d’années. L’émergence de la conscience sur Terre, que l’on associe à l’Homo Sapiens, est incroyablement récente : 10 millions d’années.

La science du XXe siècle bute toujours sur le problème de l’émergence des formes. Comment est-on passé de l’homogène au discontinu, de l’unité à la diversité ? C’est l’un des secrets les mieux gardés de la création. On sait au moins, on voit que la Nature est toujours à l’œuvre. Les télescopes à infra-rouge nous montrent des accouchements d’étoiles au sein de nuages d’hydrogène interstellaire, des parturitions de planètes dans des disques de poussières. Belle leçon. Pour le poète, la naissance de l'astre est le symbole d'une naissance spirituelle. Dans un cosmos où la genèse est toujours en cours, la nébuleuse est partout présente, et les hommes sont des astres-enfants auxquels il ne manque que de révéler leur lumière.

Jean Pierre Luminet

   

Notes

1 D'autres textes des Védas s'attachent à l'Arbre Cosmique, symbole de la croissance expansive du monde et de son unité vivante. L'Arbre Cosmique est un archétype de la pensée cosmogonique, que l'on retrouve notamment dans les traditions chaldéenne et scandinave.

2 Forme actuellement la pus élaborée de la cosmogonie scientifique, fondée sur les théories de la relativité générale et de la phyique quantique.

3 Toho-Bohu dans la tradition hébraïque.

4 Il était encore loin du compte, puisque l'âge de la Terre est estimé aujourd'hui à 4,56 milliards d'années.

5 Il en avait découvert et catalogué deux mille en 1789.

6 Toutefois circonscrite dans la note VII et dernière de son ouvrage, pour bien marquer qu'il s'agit là d'une hypothèse n'empiétant pas sur les certitudes. De même, sa géniale intuition de l'existence des trous noirs avait été présentée dans une note de l'édition de 1796 !

7 Les actuels modèles de formation du système solaire n’en diffèrent pas énormément.