Le héros et sa famille
    Le héros est le personnage dominant du conte de fées. Ses aventures constituent le cœur même du récit. Enfant ou adolescent, il est placé au centre d’une situation familiale complexe : bien souvent, le conte règle une affaire de famille. A l’exception des " contes d’avertissement ", dont l’histoire ne se conclut généralement pas par un mariage ou par un bouleversement de la cellule familiale mais par son maintien, la plupart des contes merveilleux mettent en jeu des familles qui se construisent, se modifient, se défont, pour aboutir à une nouvelle organisation à la fin du récit.
  
 
  Un "être de papier" auquel chacun peut s’identifier
Belle princesse accablée par un sort funeste, prince charmant métamorphosé en oiseau, adolescente martyrisée par sa marâtre, cadet mal-aimé par sa famille ou petit enfant abandonné par ses parents, les héros des contes peuvent être comparés à ces figures de cartes, dénuées de toute épaisseur, tels le roi et la reine de cœur qu’Alice rencontre au Pays des Merveilles. Ce sont des "êtres de papier" selon la formule de Roland Barthes autant que des "fonctionnaires de l’intrigue" d’après Claude Brémond. Chacun peut ainsi les imaginer à sa guise et leur variété même permet de s’identifier librement. Désigné souvent à partir d’un détail de sa personne (Blanche-Neige), de son costume (Le Petit Chaperon rouge) ou de son histoire (La Belle au Bois dormant), le héros du conte n’est défini que par les épreuves qu’il doit surmonter. Il s’agit de stéréotypes exposant des situations familiales universelles que chacun peut comprendre. A l’instar du petit Poucet, l’enfant-héros du conte affronte victorieusement le monde des adultes.

  

Une affaire de famille
Ces affaires de famille exposent les tensions fondamentales et radicales qui existent entre leurs membres. Elle tournent autour des questions de l’identité, de la sexualité et de la propriété. Ainsi, au gré des contes, des parents abandonnent leur progéniture, la dévorent, se sentent menacés ou, au contraire, attirés par eux dans des tentations incestueuses. Des couples se défont, se reconstruisent ou se modifient après de véritables épreuves initiatiques. Des fratries se déchirent, sont mises en concurrence ou sont la proie de malédictions complexes. Héroïnes et héros de basse extraction autant que filles et fils rois connaissent de multiples aventures, dont le dénouement obligé conduit vers un happy end avec en perspective un royaume et beaucoup enfants.
Tous ces thèmes laissent croire que le conte de fées n’est pas destiné aux petits enfants pour leur apprendre que le feu brûle, mais bien aux adolescents qui, de tout temps, encombrent les communautés rurales et posent le problème de leur statut et de leur intégration : adultes non mariés, géniteurs potentiels mais dépourvus de bien ou d’autorité, fratries en rivalité pour la reprise de l’exploitation familiale, célibataires cherchant des partenaires jusque dans les couples mariés… tous adultes potentiels en quête d’une reconnaissance et d’un destin. Les histoires des contes sont donc souvent de véritables exempla de la vie familiale et du passage de l’enfance à l’adolescence. Plus généralement, ils reflètent l’existence humaine et son rapport au temps, c’est-à-dire à la mort, par la mise en scène de la vieillesse et de la succession des générations.
   

Le héros fondateur d’une famille
Le schéma classique du conte de fées expose la construction d’une famille ou, pour être plus précis, la découverte de la sexualité qui débouche sur sa conclusion logique : le mariage. Il est fréquent que la découverte de la sexualité précède nettement la reconnaissance sociale du mariage. Dans La Belle et la Bête où, selon l’analyse de Jacques Barchilon, la Bête est la figure de la sexualité terrifiante et du tabou qu’elle représente pour l’enfant, le mariage n’est qu’une conséquence de l’union charnelle de la Belle et de la Bête. De même, le prince laisse passer deux années après le réveil de la Belle au Bois dormant avant de l’amener à la cour, avec deux enfants nés entre-temps. Dans ces deux cas, c’est en acceptant sa sexualité comme normale, c’est-à-dire en la pratiquant, que les enchantements se dissipent : le sortilège du sommeil cesse, la Bête se transforme en beau prince. Blanche-Neige est sauvée de la mort par un baiser métaphorique. Et c’est par un amour assumé et accepté, que la difformité de Riquet à la houppe est effacée, de même que le don de son amour offre de l’esprit à la princesse.
  

L’enfant, un trésor dangereux pour les parents
Dans la famille, c’est le plus souvent autour de la figure centrale de l’enfant que se noue l’intrigue du conte : simple bébé comme Riquet, déjà presque adulte comme Cendrillon, ou encore à venir, comme la petite fille des Sept Corbeaux de Grimm. Le manque d’enfant lui-même peut aussi être le ressort du conte. Dans Raiponce, les caprices de la femme enceinte amènent le roi à pénétrer le jardin interdit et à subir la malédiction.
Désiré ou chéri, l’enfant est susceptible d’entraîner ses parents dans les pires situations. En grandissant, il représente un danger croissant pour ses géniteurs. La situation la plus triviale est celle d’une famine — à l’origine du Petit Poucet ou de Hänsel et Gretel —, où les parents doivent sacrifier leurs enfants, sous peine de les voir dépérir devant eux et, sous-entendu, de mourir eux-mêmes. Cette séparation n’est pas forcément une garantie, puisque, chez Grimm, au retour des enfants, la mère est morte. L’enfant est donc potentiellement celui qui vole la nourriture de ses parents. C’est aussi celui qui attire la malédiction, ou la révèle pleinement : les parents de la Belle au Bois dormant sont ainsi plongés avec leur cour dans cent ans de sommeil. Enfin, l’enfant devient un rival potentiel en grandissant, candidat souvent inconscient à prendre la place du père ou de la mère. Par leurs seules présences, adolescentes et adolescents s’attirent la jalousie d’un des parents — presque toujours la mère ou son substitut, la belle-mère —, qui tremblent pour leur propre statut.
 

La tentation incestueuse et le matricide
La réalisation amoureuse peut être aussi la transgression du tabou de l’inceste. Elle est très crûment exposée dans Peau-d’Âne, où le roi décide d’épouser sa fille pour remplacer sa femme morte depuis quelques années, en raison de la ressemblance de la jeune fille avec sa mère : la princesse doit donc fuir. Le schéma est plus indirect dans Blanche-Neige, où la marâtre avançant en âge se sent remise en cause par la jeune princesse : son miroir lui renvoie métaphoriquement sa perte de prééminence dans le royaume. Les questions qu’elle pose sur sa beauté se rapportent symboliquement à la place qu’elle tient auprès du roi. Blanche-Neige, en naissant, a déjà tué sa mère. En grandissant, elle devient apte à remplacer sa belle-mère. A la fin du conte, son mariage est l’occasion des tortures et de l’anéantissement de la vieille reine qui, malgré ses efforts pour éliminer une rivale, est victime du bonheur de la princesse. L’inceste est évité, mais non le matricide.
 

La solidarité fraternelle
Soumis à toutes ces épreuves, révélateur ou provocateur de malédiction, renouvelant par sa venue la cellule familiale initiale, menacé parfois par ses parents, l’enfant peut trouver un secours ou une raison d’être dans une autre composante de la famille, la fratrie. Celle-ci n’est pas systématique — Blanche-Neige, La Belle au Bois dormant ou Peau-d’Âne présentent des enfants uniques —, mais sa présence est rarement gratuite. La fratrie est fort variable et le plus souvent d’importance plus symbolique que réelle. Evidemment, le conte ne présente pas de modèle de famille idéal, mais des situations, dont certaines proches d’une réalité très quotidienne, comme le petit Poucet et sa famille surpeuplée. D’autres relèvent d’une arithmétique symbolique : Les Douze Frères, Les Six Cygnes (en fait sept avec la sœur) ou Les Sept Corbeaux. Ce grand nombre de frères et sœurs souligne la force du lien qui sera mis en jeu. Les fratries réduites à deux ou trois entraînent généralement rivalités, tensions et situations négatives, ou parfois, à l’inverse, une très forte solidarité, avec une issue alors symétrique du conte, comme s’il y avait gémellité.
   

   
La mise en scène de la fratrie semble fonctionner par opposition et séparation de sexe ou de caractère, isolant de ses frères et sœurs le héros du conte. Ainsi du petit Poucet, ou des frères délaissés au profit de leur sœur dans Les Sept Corbeaux. La fonction de la fratrie, dont le futur est rarement évoqué, est alors de révéler le destin particulier du héros, appelé à jouer un rôle d’ange gardien.
 

Rivalités et guerres de succession
Fratrie n’est pas toujours synonyme de solidarité, elle peut aussi signifier rivalité. De nombreux contes mettent en scène les oppositions de frères ou de sœurs, les différenciant parfois par l’astuce d’un remariage du père : Cendrillon doit ainsi supporter deux demi-sœurs, la Belle est aussi affligée de deux sœurs qui la méprisent. La rivalité s’exprime par l’entremise de la marâtre qui place les personnages sur un pied d’inégalité. Mais c’est bien la relation privilégiée avec les parents et l’amour du père qui sont en jeu. Conséquence pratique : c’est également la fortune familiale et ses bienfaits qui sont ainsi disputés. Cendrillon est spoliée de sa place naturelle comme des bienfaits que ses sœurs accaparent. Si la rivalité des frères n’est pas indiquée dans Le Chat botté, il est clair que le futur marquis de Carabas est le cadet sans héritage apparent, expressément qualifié d’" inconsolable " par Perrault. Le partage inéquitable dont il est victime ne sera cependant que le point de départ du conte, et non son sujet. A l’instar des contes précédents, il décrit une " revanche des oubliés " qui, partis de plus bas, sont seuls à arriver au mariage princier.
Cette rivalité peut sembler bien sommaire et de peu de conséquences, l’héroïne, telle Cendrillon, franchissant les obstacles et pardonnant. Elle peut cependant prendre un tour bien plus sanglant, ainsi dans les contes du type de L’Oiseau de feu russe, représenté chez Grimm par L’Oiseau d’or ou L’Eau de jouvence. Mettant en scène trois frères, ils décrivent l’incompétence des aînés et la merveilleuse destinée du benjamin, peu considéré et négligé, mais, en fait, seul apte à succéder au roi. L’hostilité entre les frères, limitée au départ à la médisance, tourne au meurtre lorsque le cadet commet l’imprudence de remplir sa mission et de faire confiance à ses frères. Il s’agit clairement de la question de la succession du roi. Ce n’est que par l’intervention d’agents tutélaires quasiment totémiques (un loup, un renard), ou dévoués (un chasseur), que le héros réchappe de la mort. Sa réapparition règle la querelle dans le sang, les mauvais frères étant exécutés ou disparaissant : " … et jamais ne revinrent de leur vie. "

La famille apparaît donc comme un thème riche et complexe fréquemment utilisé dans les contes de fées. Elle est une source d’épreuves diverses imposées aux héros, un lieu de rivalités internes entre générations ou entre frères, de désirs tabous et d’interdits à transgresser. C’est en surmontant ces épreuves, parfois par la fuite et l’esquive comme dans Peau-d’Âne, que le héros ou l’héroïne dénouent les fils des sortilèges et construisent leur destin sous forme de mariage idyllique, issue tellement fréquente qu’elle en est devenue le stéréotype identifiant le conte de fées.

Feuilleter le dossier iconographique