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Quelle est la morale de cette histoire ? Pour les petites filles, de
toute évidence, prendre garde aux loups. Pour les historiens, elle semble
leur révéler quelque chose des mentalités paysannes des temps modernes,
mais quoi ? Comment essayer d’interpréter un tel texte ? La
psychanalyse semble offrir une voie. Les analystes ont minutieusement
disséqué les contes populaires, mettant au jour des symboles cachés,
des motivations inconscientes et des mécanismes psychiques. Considérons,
par exemple, l'exégèse du Petit Chaperon rouge par deux des
psychanalystes les plus connus, Erich Fromm et Bruno Bettelheim.
Fromm interprète le conte comme une énigme sur l'inconscient
collectif d'une société primitive et il la résout "sans
difficulté" en décodant son "langage symbolique".
L'histoire concerne la confrontation d'une adolescente à la sexualité
adulte, explique-t-il. Son sens caché se révèle à travers son
symbolisme – mais les symboles qu'il voit dans sa version sont fondés
sur des détails qui n'existent pas dans celles connues des paysans du
XVIIe et du XVIIIe siècles. Ainsi il accorde une
grande importance au chaperon rouge (inexistant), en tant que symbole de
menstruation, à la bouteille (inexistante) que porte la fillette en tant
que symbole de virginité : d'où la recommandation (inexistante) de
la mère à sa fille de ne pas s'écarter du chemin plat car elle
risquerait de la casser sur des sentiers cahoteux. Le loup est le mâle
ravisseur. Et les deux pierres (inexistantes), qui sont placées par le
chasseur (inexistant) dans le ventre du loup après en avoir extrait la
fillette et sa grand-mère sont le symbole de la stérilité, châtiment
encouru pour avoir brisé un tabou sexuel. Ainsi, avec une étrange
sensibilité pour des détails qui n'apparaissent pas dans le conte
original, le psychanalyste nous entraîne dans un univers mental qui n'a
jamais existé, en tout cas pas avant la naissance de la psychanalyse.
Comment est-il possible de se méprendre à ce point sur le sens d'un
texte ? Le dogmatisme professionnel ne peut être mis en cause –
car les psychanalystes n'ont aucune raison d'être plus rigides que les
poètes dans la manipulation des symboles. C'est plutôt le refus de tenir
compte de la dimension historique qui est responsable de ces erreurs.
[...]
[ Le conte ] change considérablement de
caractère à la suite de ses nombreux avatars : de la paysannerie
française, il passe dans l'œuvre imprimée de Perrault, puis au-delà du
Rhin et de nouveau dans la tradition orale – cette fois en tant que
partie intégrante de la diaspora huguenote –, puis revient sous la
forme imprimée comme un produit de la forêt teutonique, alors qu'il est
celui des foyers villageois de la France de l'Ancien Régime.
Fromm et une foule d'autres exégètes psychanalystes ne se soucient
guère des transformations du texte – en réalité ils les ignorent –,
car ils tiennent là le conte qui correspond aux besoins de leur cause. Il
commence par l'idée de puberté (le chaperon rouge, inexistant dans la
tradition orale française) et se termine par le triomphe du Moi (la
fillette sauvée, mais généralement dévorée dans les contes français)
sur le Ça (le loup, qui, lui, n'est jamais tué dans les versions
traditionnelles). Tout est bien qui finit bien.
[…]
Le symbolisme généreux de Bettelheim permet une
interprétation moins mécaniste du conte que ne le fait la notion de
"code secret" de Fromm, mais il se fonde, lui aussi, sur
quelques variantes du texte original. Bien qu'il cite assez de
commentateurs de Grimm et de Perrault pour faire preuve d'une certaine
connaissance du folklore, Bettelheim lit Le Petit Chaperon rouge et
les autres contes comme si ils n'avaient pas d'histoire. Il les traite
pour ainsi dire comme des patients allongés sur un divan à une époque
intemporelle. Il ne se soucie ni de leurs origines ni des autres
significations qu'ils auraient pu avoir dans d'autres contextes, parce
qu'il sait comment l'âme fonctionne et comment elle a toujours
fonctionné. En fait, cependant, les contes populaires sont des documents
historiques. Ils ont évolué au cours des siècles et ont pris des tours
différents dans des traditions culturelles différentes. Loin d'exprimer
les opérations immuables de l'être intérieur, ils montrent que les
mentalités elles-mêmes ont changé. Nous pouvons mesurer la distance qui
sépare notre monde mental de celui de nos ancêtres en imaginant que nous
racontons à un de nos enfants la version primitive du Petit Chaperon
rouge. Peut-être qu'alors la morale de l'histoire serait :
méfiez-vous des psychanalystes – et faites attention à l'emploi des
sources. Nous en revenons alors à l'historicité.
Pas tout à fait, cependant, car Le Petit Chaperon rouge est d'une
irrationalité terrifiante qui semble même déplacée au siècle de la
raison. En fait la version des paysans dépasse celle des psychanalystes
sur le plan de la violence et de la sexualité. (Pas plus que les Grimm et
Perrault, Fromm et Bettelheim ne mentionnent la cannibalisation de la
grand-mère ni la scène de strip-tease qui préludent à l'absorption de
la petite fille.) Il est évident que les paysans n'ont nul besoin de
codes secrets pour parler de tabous.
Extrait
de Le grand massacre des chats. Hachette/Pluriel,1986.
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