Marc Soriano
    Normalien, agrégé de philosophie, Marc Soriano (1918-1994) est romancier et psychanalyste. Professeur de littérature populaire et pour la jeunesse à Bordeaux III et professeur émérite à Paris VII, il est spécialiste de Charles Perrault et de Jules Verne. En 1968, il publie aux éditions Gallimard Les Contes de Perrault, culture savante et traditions populaires dont ce texte est extrait.
   
 

En quel sens pouvons nous dire que les Contes de Perrault sont populaires ?
Il faut me semble-t-il, distinguer avec soin les contes de voie orale originels et l’adaptation écrite de 1697.
Les contes originels ont un certain nombre de caractères éminemment populaires. Ils représentent des traditions très anciennes qui sont conservées dans le peuple. Ils utilisent des techniques verbales qui sont caractéristiques de l’art populaire. Ils développent enfin des thèmes qui reflètent la situation du peuple sous l’Ancien Régime : révolte et résignation, confiance indestructible dans la force de l’esprit et revanche rêvée.
Ces caractéristiques contradictoires, ou en tous cas confuses, rendent évidente la nécessité de préciser cette popularité dans le temps.
Les contes de voie orale ont en effet exprimé la pensée du peuple à une époque donnée et, à cause de cela, méritent sans doute d’être considérés comme populaires, mais en fait, compte tenu de la prise de conscience du peuple, ils ont, en tous cas sur des points précis, cessé de représenter ses aspirations profondes.
La collecte élaborée ou supervisée par Perrault, en un certain sens n’est pas populaire. Les motifs qui ont intéressé l’Académicien au folklore, on l’a vu, sont singuliers et ne laissent apparaître aucune sympathie particulière pour les masses laborieuses. Dans l’esprit de l’écrivain, peut-être même s’agit-il seulement d’un "à la manière de". Un artiste savant utilise les artifices et les procédés de l’art savant pour reconstituer sans monotonie des œuvres traditionnelles.
Mais étrangement, toutes ces présuppositions et même l’étrange quiproquo que l’on ait jouent dans le même sens. Tantôt se complétant et tantôt s’annulant, ces données apparemment contradictoires se combinent, aboutissent à une œuvre qui, elle, est profondément populaire. Un artiste savant, presque malgré lui, met sa science au service des contes "naïfs". Son équation personnelle l’oblige à vibrer au thème fondamental du héros qui prend sa revanche. Consciemment ou non, il rend à cet art méconnu sa pureté et lui ouvre les portes de la grande littérature.
L’ironie même qu’il mêle à son adaptation est un facteur qui va dans le sens du "devenir historique". Le moderne Perrault savait bien, au fond de lui-même, que la Science, dans son progrès, dissiperait un jour les superstitions populaires. Et il nous offre un recueil de ces superstitions, de ces rêveries, saisies dans le devenir historique, à l’instant même où elles sont encore elles-mêmes et où elles vont devenir autres. Il les présente aussi comme des contes destinés à l’enfance, inaugurant avec une remarquable intuition des erreurs comme des vérités, cette fameuse confusion du répertoire enfantine du répertoire populaire qui va devenir si fréquente au XVIIIe et au XIXe siècle.
Ainsi s’explique la popularité ou plutôt les popularités successives qu’ont connues ces Contes.
D’abord régal de lettré, le recueil a fait essentiellement les délices de deux publics qui n’étaient pas considérés comme tels et dont le goût paraissait à priori suspect : les enfants et le peuple. Les enfants aimaient ces récits pleins d’action et y retrouvaient, au moins à travers un conte, l’art et l’expérience de la seule littérature enfantine réellement constituée, la littérature de voie orale. Le peuple, lui, appréciait de retrouver certains des contes qu’il aimait le plus dans une version sobre, émue et finalement conforme aux traditions.
Ainsi, le recueil de Perrault est pendant longtemps, populaire aux divers sens que ce mot peut prendre.

Extrait de Les Contes de Perrault, Culture savante et traditions populaires. Gallimard, collection Tel, 1996.