Lesthétique des uns nest pas celle des autres. Au moins en
première apparence. Car le sentiment qui sempare de nous, lorsque
nous voyageons un peu, est ambivalent. Dun côté, nous sommes immédiatement
sensibles aux originalités relatives, à la résistance des paysages locaux :
même sur un écran de télévision, les rues de Londres, de Paris, de Dusseldorf
ou de Chicago, nont pas le même aspect. Le passé dont elle porte
encore la trace, léclairage, larchitecture, le design urbain
les distinguent irrémédiablement. Dun autre côté, tous les espaces
contemporains, sous quelque longitude ou latitude quils se situent,
ont quelques chose de commun par quoi ils peuvent se définir, précisément,
comme contemporains : un "air du temps" dont on note la
présence aussi bien dans la forme de tel ou tel bâtiment, lhabillement
des jeunes gens, les signes les plus visibles dun âge de la communication
qui veut tout donner à voir (de la décoration du corps à celle, plus ou
moins sauvage, des murs ou des wagons de métro) ou encore dans les déchets
quabandonnent au passage, sur les rivages les plus lointains ou
dans les forêts les plus reculées, les représentants de la société de
communication.
Ces dissemblances/ressemblances
se laissent percevoir de façon étrangement révélatrice aussi bien à léchelle
de la planète entière, que recouvre progressivement, au long des voies
de communication, des fleuves et des bords de mer, un tissu urbain tentaculaire
et déchiqueté, quà celle des lieux-dits, des terrains vagues, des
croisées de chemin les plus improbables, du corps individuel lui-même
qui narrive à exprimer sa singularité quen empruntant à dautres
ses traits distinctifs. Mais limage, limage omniprésente,
brouille ce jeu déchelles dans la mesure où, faisant spectacle de
tout,
elle impose à chacune, par le miroir, lécran et le simulacre, un
double rôle un double jeu de voyeur-exhibitionniste.
Nous vivons à lère de lurbanisation, mais la ville nest
plus ce quelle était. Les mégapoles qui sont apparues ou se sont
spectaculairement développées au cours du dernier demi-siècle ne répondent
plus au modèle des villes historiques européennes : larchitecte
Rem Koolhas a pu les qualifier de "génériques", entendant par
là quelle semblent toutes obéir à quelques mêmes principes qui les
définissent et commandent leur esthétique. La ville générique est conçue
pour la circulation (elle ressemble à ses aéroports), tout le monde sy
reconnaît car elle ne revendique aucune histoire
(ou alors, si lon peut dire, du bout des lèvres, quelque monument
au destin parfois éphémère commémorant le père de la Nation, le Libérateur,
la Mère Patrie) ; les autoroutes, les stations-service et les hypermarchés
sy étendent sans retenue. Dans ces haut-lieux (grands hôtels, boutiques
de luxe, salles dattente de première classe), la lumière est tamisée,
la musique douce et la voix des hôtesses suave. Ces hauts-lieux sont protégés,
"sécurisés" : en Amérique latine les résidences des co-propriétaires
se dressent comme des châteaux-forts à pont-levis électronique dans la
ville où survivent les pauvres. Les barrios ou les favelas se multiplient
aux alentours, mais aussi dans lintimité urbaine, sous les ponts,
les viaducs, les échangeurs autoroutiers. On pense aux guerres de tranchées
dans lesquelles les lignes ennemies sinterpénètrent, dessinant détranges
arabesques et créant entre les combattants une sorte de familiarité parce
quentre deux assauts ils sobservent et apprennent à se connaître.
La ville historique est bien évidemment subvertie par la ville générique.
Elle souvre à la circulation, élargit, réunit et ségrègue :
de ronds-points en parkings, de voies rapides en périphériques, de zones
piétonnières en zones commerciales, elle accueille des populations chaque
jour plus diverses, mais les répartit dans des secteurs spécialisés. La
ségrégation des loisirs, la ségrégation des emplois redoublent la ségrégation
résidentielle, alors même que lintensité des circulations de toutes
sortes peut donner limpression dune ségrégation généralisée
des uns et des autres. Il nest pas jusquaux villages ou aux
hameaux les plus isolés qui ne soient pris chaque jour davantage dans
le réseau des voies decommunication dont les panneaux indicateurs, les
rond-points, la signalisation routière et lentrelacs des lignes
électriques et téléphoniques constituent les signes avant-coureurs. Où
est la couleur locale ? Dans lésotérisme des tags qui couvrent
les murs, les rideaux de fer ou les wagons ? La publicité ?
Le piercing et le tatouage des corps juvéniles ? Les jardins "paysagés"
des fermettes ou longères reconverties ? Dans les cultes syncrétiques
revisités sur la terre entière par les militants du new age ?
Obéissant à lidéologie du look, les regards se croisent sans se
rencontrer,
sans sarrêter ; ils circulent eux aussi et le spectateur nest
jamais loin de se donner en spectacle, en sorte que le même et lautre,
lici et lailleurs, si contrastée quen soit la première
apparence, tendant à se confondre dans le vide de limage.
Grâce aux médias, on sapitoie, on sémeut, on sindigne
par procuration. On croit connaître le lieu des autres et ils nous rendent
la pareille. Les touristes vont visiter les pays quils veulent exotiques
et leurs habitants de rejoindre les pays doù viennent les touristes
parce quils les savent riches et les croient généreux.
Le voyage des uns fait ainsi écho à lexil des autres : illusion
de limage dans les deux cas. Sur les écrans de télévision les regards
tournés vers nous ne nous voient pas.
Le simulacre (de lécran de télévision aux parcs de distraction ou
aux aquaboulevards) est notre seconde nature ou,
si lon préfère, notre culture. Et ceux-là mêmes qui vivent les drames
bien réels de lhistoire ne peuvent rien attendre
dautre que lintervention des spécialistes internationaux des
causes humanitaires. Ils prennent ainsi vaguement conscience du fait que,
pour espérer sen sortir un tant soit peu, ils doivent dabord
consentir à faire eux aussi partie du spectacle.
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