La gravure
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"Autoportrait à la bouche ouverte" de Avigdor Arikha
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"Lord Goodman..." par Lucian Freud
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"Les douze portraits..." par Alberto Giacometti
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"Vincent Corpet" par Agathe May
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"Catherine Baÿ" par Jean-Charles Blais
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"Urs Lüthi" de Urs Lüthi
 
N’était-il pas à craindre qu’avec l’avènement de la photographie, le portrait soit un genre qui disparaisse de la gravure et de la peinture ?

"Le visage humain, dit Antonin Artaud¹, est une force vide, un champ de mort.

La vieille revendication révolutionnaire d’une forme qui n’a jamais correspondu à son corps, qui partait pour être autre chose que le corps.

C’est ainsi qu’il est absurde de reprocher d’être académique à un peintre qui, à l’heure qu’il est, s’obstine encore à reproduire les traits du visage humain tels qu’ils sont ; car tel qu’ils sont, ils n’ont pas encore trouvé la forme qu’ils indiquent et désignent ; et font plus que d’esquisser, mais du matin au soir, et au milieu de dix mille rêves, pilonnent comme dans le creuset d’une palpitation passionnelle jamais lassée.

Ce qui veut dire que le visage humain n’a pas encore trouvé sa face et que c’est au peintre à la lui donner."

Au XVIe siècle, le mot "ressemblance" était couramment employé avec le sens de "portrait". L’usage du mot, attesté par exemple dans l’expression "une ressemblance sur le vif", en dit long sur ce qu’il était alors convenu d’attendre d’un portrait. Fidèle au modèle, le portrait était appelé à remplir plusieurs fonctions. En premier lieu, il transmettait une représentation à la postérité, créant ainsi l’illusion de pouvoir échapper à l’oubli et à la mort. Réservé aux princes et aux nobles avant d’être largement adopté par la bourgeoisie, il affirmait clairement le rang, la puissance et la fortune. Par ailleurs, il laissait également deviner les traits de caractère, voire la psychologie, de la personne représentée.

Il était à craindre qu’avec l’avènement de la photographie le genre ne disparaisse. Or, bien que celle-ci, depuis plus d’un siècle, permette avec précision et rapidité de rendre compte de l’apparence physique d’un individu, nombre d’artistes continuent de dessiner, de peindre et de graver des portraits. Picasso, Matisse, Chagall, Delaunay…, tous se sont, à un moment ou à un autre, intéressés au portrait. Mais plus que le lieu d’une représentation fidèle, le portrait est devenu celui d’une expression singulière. Giacometti, évoquant son frère Diego, disait : "il a posé dix mille fois pour moi ; quand il pose, je ne le reconnais plus. J’ai envie de le faire poser pour voir ce que je vois."

Rarement l’objet d’une commande – certains même, comme Chuck Close, s’y refusent systématiquement -, le portrait est réservé au cercle d’amis, aux intimes. Agathe May le dit sans ambages : "il y a toujours des gens dont j’ai envie, et d’autres que je ne dessinerai jamais, parce qu’ils ne posent pas devant moi avec assez de complicité." Que la rencontre soit pleine de connivence ou au contraire vécue comme un affrontement – on sait combien certaines séances de pose peuvent être pénibles –, le portrait naît de la rencontre de deux individualités.

Cette rencontre prend des formes très diverses dans l’œuvre des artistes contemporains.

Fascinant, le visage est démesurément agrandi. Monumentales, les représentations d’un Chuck Close happent littéralement le regard. L’extrême précision d’un portrait de Jean-Olivier Hucleux, même si celle-ci n’est pas recherchée en tant que telle, accentue encore cette étrange sensation d’attraction. La répétition du motif témoigne également de la fascination exercée. En même temps, elle semble l’aveu de la difficulté de l’artiste échouant à capter non pas la ressemblance physique, mais la ressemblance "à ce qu’il voit".
Elle instaure également une dimension temporelle dans les recherches d’un Paul Rives où chaque épreuve peut être vue comme une feuille d’une éphéméride. Plus clairement, Jean-Charles Blais ou Barry Flanagan intègrent dans le titre ou dans l’œuvre la date très précise du portrait.

Qu’ils travaillent dans une veine réaliste comme Arikha, qu’ils s’éloignent au contraire de la figuration comme Bernard-Gabriel Lafabrie, les artistes ne cessent d’interroger, avec le portrait, les limites de la représentation. Roman Cieslewicz explore le graphisme d’un visage, Arnulf Rainer impose au sien des outrages physiques, Lucien Freud fouille tous les plis de la peau tandis que Gerhard Richter, subtilement, joue sur la lisibilité d’un portrait.

Si certains artistes ont souvent recours, en amont de leur travail, à la photographie, une plus large place lui est accordée dans les livres d’artistes. Paradoxalement, son utilisation remet en cause l’identité même de la personne représentée. Si, dans les livres de Christian Boltanski, "les autres" peuvent incarner Christian Boltanski, dans ceux de Urs Lüthi, c’est le "moi" qui devient l’autre. A l’écart de ce chassé-croisé de personnalité, Hans-Peter Feldmann et Luc Delahaye préfèrent s’interroger sur la notion d’identité, l’un en proposant le portait d’une inconnue, l’autre en redonnant une identité à des visages trop souvent anonymes. Enfin, sur le modèle des albums de photographies, des livres tentent de reconstituer, au fil des pages, une temporalité. Réduisant trente ans ou toute une vie à une succession d’images, ils rendent sensible le passage inéluctable du temps.

1. Antonin Artaud, extrait du catalogue de l’exposition "Portraits et dessins par Antonin Artaud", galerie Pierre, 4-20 juillet 1947.

Marie-Hélène Gato