"Le visage humain, dit Antonin Artaud¹, est
une force vide, un champ de mort.
La vieille revendication révolutionnaire dune forme qui na jamais correspondu
à son corps, qui partait pour être autre chose que le corps.
Cest ainsi quil est absurde de reprocher dêtre académique à un
peintre qui, à lheure quil est, sobstine encore à reproduire les
traits du visage humain tels quils sont ; car tel quils sont, ils
nont pas encore trouvé la forme quils indiquent et désignent ; et font
plus que desquisser, mais du matin au soir, et au milieu de dix mille rêves,
pilonnent comme dans le creuset dune palpitation passionnelle jamais lassée.
Ce qui veut dire que le visage humain na pas encore trouvé sa face et que
cest au peintre à la lui donner."
Au XVIe siècle, le mot "ressemblance" était couramment employé
avec le sens de "portrait". Lusage du mot, attesté par
exemple dans lexpression "une ressemblance sur le vif", en dit
long sur ce quil était alors convenu dattendre dun portrait. Fidèle au
modèle, le portrait était appelé à remplir plusieurs fonctions. En premier lieu, il
transmettait une représentation à la postérité, créant ainsi lillusion de
pouvoir échapper à loubli et à la mort. Réservé aux princes et aux nobles avant
dêtre largement adopté par la bourgeoisie, il affirmait clairement le rang, la
puissance et la fortune. Par ailleurs, il laissait également deviner les traits de
caractère, voire la psychologie, de la personne représentée.
Il était à craindre quavec lavènement de la photographie le genre ne
disparaisse. Or, bien que celle-ci, depuis plus dun siècle, permette avec
précision et rapidité de rendre compte de lapparence physique dun individu,
nombre dartistes continuent de dessiner, de peindre et de graver des portraits.
Picasso, Matisse, Chagall, Delaunay
, tous se sont, à un moment ou à un autre,
intéressés au portrait. Mais plus que le lieu dune représentation fidèle, le
portrait est devenu celui dune expression singulière. Giacometti, évoquant son
frère Diego, disait : "il a posé dix mille fois pour moi ; quand il
pose, je ne le reconnais plus. Jai envie de le faire poser pour voir ce que je
vois."
Rarement lobjet dune commande certains même, comme Chuck Close,
sy refusent systématiquement -, le portrait est réservé au cercle damis,
aux intimes. Agathe May le dit sans ambages : "il y a toujours des gens
dont jai envie, et dautres que je ne dessinerai jamais, parce quils ne
posent pas devant moi avec assez de complicité." Que la rencontre soit pleine
de connivence ou au contraire vécue comme un affrontement on sait combien
certaines séances de pose peuvent être pénibles , le portrait naît de la rencontre de
deux individualités.
Cette rencontre prend des formes très diverses dans luvre des artistes
contemporains.
Fascinant, le visage est démesurément agrandi. Monumentales, les représentations
dun Chuck Close happent littéralement le regard. Lextrême précision
dun portrait de Jean-Olivier Hucleux, même si celle-ci nest pas recherchée
en tant que telle, accentue encore cette étrange sensation dattraction. La
répétition du motif témoigne également de la fascination exercée. En même temps,
elle semble laveu de la difficulté de lartiste échouant à capter non pas la
ressemblance physique, mais la ressemblance "à ce quil voit".
Elle instaure également une dimension temporelle dans les recherches dun Paul Rives
où chaque épreuve peut être vue comme une feuille dune éphéméride. Plus
clairement, Jean-Charles Blais ou Barry Flanagan intègrent dans le titre ou dans
luvre la date très précise du portrait.
Quils travaillent dans une veine réaliste comme Arikha, quils
séloignent au contraire de la figuration comme Bernard-Gabriel Lafabrie, les
artistes ne cessent dinterroger, avec le portrait, les limites de la
représentation. Roman Cieslewicz explore le graphisme dun visage, Arnulf Rainer
impose au sien des outrages physiques, Lucien Freud fouille tous les plis de la peau
tandis que Gerhard Richter, subtilement, joue sur la lisibilité dun portrait.
Si certains artistes ont souvent recours, en amont de leur travail, à la photographie,
une plus large place lui est accordée dans les livres dartistes. Paradoxalement,
son utilisation remet en cause lidentité même de la personne représentée. Si,
dans les livres de Christian Boltanski, "les autres" peuvent
incarner Christian Boltanski, dans ceux de Urs Lüthi, cest le
"moi" qui devient lautre. A lécart de ce
chassé-croisé de personnalité, Hans-Peter Feldmann et Luc Delahaye préfèrent
sinterroger sur la notion didentité, lun en proposant le portait
dune inconnue, lautre en redonnant une identité à des visages trop souvent
anonymes. Enfin, sur le modèle des albums de photographies, des livres tentent de
reconstituer, au fil des pages, une temporalité. Réduisant trente ans ou toute une vie
à une succession dimages, ils rendent sensible le passage inéluctable du temps.1. Antonin Artaud, extrait du catalogue de lexposition
"Portraits et dessins par Antonin Artaud", galerie Pierre, 4-20
juillet 1947.
Marie-Hélène
Gato
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