Photo-journalisme : la leçon oubliée
d’Henri Cartier-Bresson
Une conférence par Edgar Roskis
« Quand nous avons débarqué
[ma femme et moi] à la gare de Moscou, nous nous
sentions un peu comme des paysans arrivant à la ville, tant
nous avions envie de voir et de connaître », raconte
Henri Cartier-Bresson dans sa préface à Moscou,
paru chez Delpire en 1955. Voilà donc un homme, déjà
pourvu d’une solide réputation d’observateur
et d’opérateur, connaissant le tout-Paris et bien au-delà,
nourri aux plus fins esprits, et qui, au moment où il pose
le pied en août 1954 sur un sol redouté et méprisé
par l’Occident, éprouve comme première sensation
celle d’un bouseux animé du besoin de connaître.
Nous sommes ici aux antipodes de l’esprit du photojournalisme
contemporain. Imagine-t-on un reporter-photographe moderne (je parle
des spécialistes de l’aller-retour), suréquipé
en moyens d’information et de communication, poser le pied
par exemple dans la corne de l’Afrique en croyant sincèrement
que c’est lui le péquenot, et non les Somaliens des
sauvages ? Puis taper gentiment le carton avec un habitant de Mogadiscio
en lui demandant, l’air réellement intéressé
par sa réponse : "So, my friend, what’s your opinion
about the future of Somalia ?" Je ne sais d’ailleurs
pas pourquoi je vais chercher si loin, j’aurais aussi bien
pu choir les Balkans, ou n’importe quelle cité française,
puisque pour Tintin le monde des ploucs commence sitôt franchis
les boulevards périphériques.
Dans cette figure inversée se lit tout ce qu’on va
tenter de démontrer ici, à savoir que la pratique
contemporaine du photojournalisme, loin d’avoir bénéficié
de son apport, tourne complètement le dos à l’attitude
et à l’œuvre d’Henri Cartier-Bresson. Et
d’abord en ceci : le reportage photographique moderne - on
parle ici en termes de masse, il existe bien sûr des cas singuliers
- se croit chargé d’une mission (les professionnels
parlent d’ailleurs entre eux de "frais de mission")
qui peut selon les circonstances consister à alerter, émouvoir,
fasciner ou, croyant évidemment bien faire, déclencher
y compris une ingérence militaro-humanitaire qui pourra conduire
à un désastre plus grand encore, comme au Kosovo.
Dans tous les cas, il y a derrière et avec l’envoyé
spécial une intention, et une intention de démonstration.
Or, rien n’est plus étranger à la leçon
photographique de Cartier-Bresson que la volonté et la preuve.
Dans une interview au Monde du 5 septembre 1974, il insiste
sur la nécessité de "s’abstraire, [de]
ne pas essayer de prouver quoi que ce soit". « La photo
ne veut rien dire, elle ne dit rien, elle ne prouve rien (…)
Avoir investi dans la photographie cette valeur de “preuve”,
affirme-t-il, a créé la concurrence et les photos
“bidons”. Quand il s’agit d’une vision personnelle,
il n’y a pas de concurrence. Ce qui compte, ce sont les petites
différences, les “idées générales”
ne signifient rien. Vivent Stendhal et les petits détails
! Le millimètre crée la différence. Et tout
ce que prouvent ceux qui travaillent dans la “preuve”,
c’est leur démission devant la vie. »
À l’époque déjà, de tels propos
avaient provoqué de vives protestations, y compris parmi
les confrères proches de Cartier-Bresson. Ainsi Marc Riboud
lui rétorque cinq semaines plus tard dans le même journal
: « Vivent en effet “les petits détails et le
millimètre qui font la différence” ! L’entrée
des troupes de Mao à Shangaï est un de ces petits millimètres
qui ont fait une différence pour les hommes d’une bonne
partie de la planète. » Il est certain que la victoire
des communistes en Chine, c’est assez costaud, ça fait
bien plus d’un millimètre, mais pourtant Marc Riboud,
malgré l’épaisseur de sa comparaison, n’a
pas raison. Car même en de telles circonstances historiques,
une différence d’un millimètre ou d’une
microseconde dans la relation des faits peut produire des
atmosphères aussi diverses que bonheur, malheur, tragédie,
réjouissances, espoir ou désespoir.
Il est curieux que cette idée pourtant simple qu’une
photographie soit rarement une preuve ait tant choqué, et
aussi qu’en dépit de tous les exemples contraires,
le reportage photographique continue d’être utilisé
et de fonctionner comme preuve (de la tristesse, de la joie, de
la présence, de l’absence, du nombre, etc.). Que lors
de la première guerre du Golfe on n’ait vu que très
peu de victimes irakiennes ne prouve pas que ce conflit n’a
pas causé la mort d’un grand nombre d’Irakiens,
pas plus que le grand nombre d’engins et de véhicules
initialement alignés par l’Irak ne démontrait
sa puissance. Comment ne pas admettre qu’une image fixe ne
saurait dire, ne peut décider, si un cavalier chevauchant
sa monture fuit lâchement l’ennemi ou au contraire le
charge vaillamment ? Sur ce point comme sur d’autres, Cartier-Bresson
ne manque pas de constance. En page de garde d’Images
à la sauvette, édité en 1952 par Tériade,
qui rassemble des photographies d’une quinzaine de pays, figurait
déjà cet avertissement : "Les images de ce livre
ne prétendent pas donner une idée générale
de l’aspect de tel ou tel pays."
"S’abstraire, ne pas essayer de prouver quoi que ce soit"
: cette référence au Zen dans l’art chevaleresque
du tir à l’arc, ouvrage de Herrigel que lui donna
un jour Braque, est elle aussi connue et constante, mais elle mérite
qu’on y revienne, et qu’on s’y attarde. De quoi
s’agit-il pour le photographe ? De parvenir autant que faire
se peut à l’oubli de soi pour atteindre une cible qui
cesse donc dans cette fraction de seconde d’être nettement
déterminée. C’est tout le contraire de la pratique
contemporaine qui consiste à se mettre en avant - et si possible
devant les autres - pour capturer une proie dont les contours sont
préalablement dessinés. Se mettre en avant, ne pas
s’oublier, oublier de s’oublier pour ainsi dire, c’est
mettre entre soi et le monde non pas une subjectivité légitime,
mais prioritairement une idéologie et une identité
dont on est porteur au détriment de celle qu’on a devant
soi, qui devient par conséquent autre chose. Ce
qu’on capture dès lors est forcément dé-réalisé,
c’est pourquoi il est tout à fait logique de dire qu’une
photographie, et en particulier un tel procédé, ne
prouve rien. Croyant avoir été au bon endroit au bon
moment, on ne revient qu’avec une image préfabriquée,
pour laquelle un déplacement était finalement inutile
sauf, comme on disait autrefois dans les rédactions, pour
aller "chercher de la couleur ".
Ces questions de l’intention et de la preuve
sont absolument cardinales si l’on veut bien comprendre à
la fois le sens, l’orientation, qu’Henri Cartier-Bresson
a voulu donner à tout son travail, et les contresens formulés
par les pratiques contemporaines du photoreportage. Les trois principes,
énoncés par lui-même, qui définissent
le temps et l’espace où il a évolué sont
clairement établis dans tous ses textes et propos connus
: le hasard objectif emprunté à André
Breton marque le croisement du temps et de l’espace ; l’instant
décisif emprunté au cardinal de Retz désigne
le moment précis du déclenchement, du tir ; enfin
la géométrie, qui nomme la forme et la
composition, reprend la devise qui fut gravée à la
demande de Platon au fronton de l’Académie : "Que
nul n’entre ici s’il n’est géomètre".
Or c’est toujours autour de ce tripode que se déploient
les dévoiements de la photographie dans son usage ou sa lecture
documentaires.
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