Les clients. Une autre époque
La plupart des préfaces écrites par
Cartier-Bresson son rassemblées avec quelques autres textes
et notes manuscrites dans un petit livre intitulé L’imaginaire
d’après nature, édité par Fata Morgana
en 1996. Complétés par de courts ajouts que lui ont
inspirés les ans, il semble que les textes d’origine
n’aient pas subi de modifications, même mineures. À
une exception près, qui tient en deux lettres et une virgule
: "n" et "e","ne". Une négation,
toute petite, presque invisible, et une virgule à peine détectable,
mais qui touchent, par une indication contraire, à un point
évidemment crucial pour un photographe : la publication.
Dans sa préface à Images à la sauvette,
dans cette explication, la seule pratiquement qu’il ait donnée,
et qui pour cette raison demeurera son texte programmatique, canonique,
Cartier-Bresson écrivait, donc en 1952, sous le titre Les
clients : « On peut tandis que l’on est en
train de faire un reportage penser à sa future mise en page.
» Voici ce qu’on lit dans la reprise de ce paragraphe
en 1996 : « On ne peut [virgule], tandis que l’on
est en train de faire un reportage penser à sa future mise
en page. » (C’est évidemment moi qui souligne
et qui épelle la virgule.) S’agissant d’un ajout
et non d’un retrait, l’hypothèse d’une
coquille est plus difficile à soutenir. Je choisis donc de
croire que l’introduction de cette négation n’est
pas fortuite, et qu’elle a un sens. Quel pourrait être
ce sens ? Désintérêt progressif, en 44 ans,
pour l’édition de photographies, et des siennes en
particulier ? Cela est indubitable, l’auteur l’a confié
au Monde dès septembre 1974 : « Je déteste
regarder des livres de photographie ou des magazines illustrés.
Le mépris n’entre en rien là-dedans (…).
Je ne m’intéresse pas plus à mes propres livres
ou à mes publications, pourvu que mes photos n’aient
été ni retouchées, ni recadrées (…)
».
Poursuivons maintenant la question, en faisant comme s’il
ne n’agissait pas seulement d’une option personnelle,
mais d’une injonction pour ainsi dire objective, d’un
conseil, en la reformulant de la façon suivante : un photojournaliste
prend-il un meilleur parti en se désintéressant de
la mise en page qu’en s’en préoccupant ? Qu’en
s’en préoccupant, comme il est dit, tandis
que l’on est en train de faire un reportage, c’est-à-dire
au moment de la prise de vue. (Sinon c’est encore une
tout autre affaire.) Le bon sens voudrait que oui, le professionnalisme
moderne l’exige. Voici pourtant, qui pourrait servir de réponse,
un passage d’une lettre que Lawrence Durrell, qui séjournait
alors à Corfou, reçut d’Henry Miller en 1936
: « N’écrivez que ce qui vous fait envie. Il
n’y a rien d’autre à faire dans ce monde, sauf
si vous tenez à la célébrité. »
Autrement dit, pour les reporters-photographes, qui souvent d’ailleurs
acquiescent : c’est en vous préoccupant de la mise
en page que vous avez le plus de certitude de faire ce qu’on
attend que vous fassiez, et le moins de chance d’accomplir
ce vous souhaitez.
"Penser maquette", double page ou couverture pendant
la prise de vue, cela peut paraître professionnel ou
légitime, mais cela consiste surtout, et au détriment
de tout ce qui compte vraiment, à rechercher un résultat
économique et social. Anticiper la publication revient à
capituler devant tous les préjugés, idées fausses,
approximations, manipulations, futilités, forfaitures, campagnes
publicitaires, de promotion ou de propagande, qui alimentent régulièrement
la chaîne de production de l’image, et cette chaîne
aujourd’hui, c’est-à-dire infiniment plus
industrielle et perfide qu’elle ne l’était du
temps où Paris Match publiait sur deux semaines,
numéros 305 et 306, "Le Peuple russe" vu par notre
reporter Henri Cartier-Bresson. Cela équivaut à aligner
sa propre vision d’homme libre sur celles des "décideurs"
et de ceux qui s’y soumettent, à leur abandonner son
libre-arbitre et sa singularité. Car si l’on est publié
aujourd’hui, que ce soit bien clair : ça n’est
pas parce qu’on est original ou particulier, c’est parce
qu’on est particulièrement conforme. Et cette
règle, qui a de tout temps existé, est devenue quasi-inflexible.
Car il y a des milliards de milliards en jeu, et il y va de la survie
de l’Occident.
La leçon de la vie de Cartier-Bresson, c’est la liberté
de cette vie. Mais on ne saurait imiter aucune vie. De la leçon
de son œuvre, certains diront qu’elle est de nos jours
inapplicable, que c’était une autre époque.
C’est sûrement vrai. Journaliste, on pouvait alors se
trouver presque seul en Chine le jour de la Révolution. Désormais
des corps expéditionnaires photographiques se déplacent
à la moindre manœuvre d’intimidation militaire
américaine, tandis que cent photographes immortalisent la
conférence de presse quotidienne de M. Bush.
Il n’en reste pas moins démontré par l’histoire
de l’humanité - et, sur ce point, "l'époque"
ne change rien à l’affaire - qu’on peut, seul
ou en nombre, au moins décider d’essayer de
résister à l’assujettissement voulu par un système
(et la presse est un système). Toute "époque"
a sa forme de servage, tout système ses serfs et ses serviteurs.
Dans le même temps et le même métier que Cartier-Bresson,
dans sa "branche" comme on dit, existaient à coup
sûr des zélotes, des cagots, donc des gens qui n’étaient
pas faits du même bois que lui. Vouloir vivre la vie d’Henri
Cartier-Bresson n’a évidemment aucun sens, songer à
imiter sa photographie serait carrément stupide. Mais rien
n’interdit de s’en inspirer, d’en tirer et transposer
les leçons. Ce qui est transposable, ce ne sont pas, bien
entendu, les conditions personnelles, matérielles et temporelles
dont il a bénéficié. C’est la discipline
qu’il s’est imposée de son propre chef pour atteindre
et user d’une liberté, c’est le choix consistant
à, quoi qu’il arrive, fuir l’asservissement dès
qu’il montre le bout de son nez. Dire qu’un tel choix,
de mode de vie et de travail, est plus difficile de nos jours n’est
vrai qu’en regard de la question du discernement, certes compliquée
aujourd’hui, du lieu où se trouve exactement la difficulté
de refuser ou de résister, et n’est crédible
qu’à la condition préalable d’avoir, en
tout état de cause, pris le parti du refus.
Pour les photographes contemporains qui se déclarent affiliés
à la "grande" tradition du photojournalisme, la
pièce détachée qu’ils apportent au produit-journal
demeurerait toujours de bonne qualité, c’est le produit
seul qui serait devenu trivial. C’est pourquoi ils se montrent
plus raides encore dans leur posture "d'auteurs", épuisant
à cette fin toutes les ressources du "hors-média"
(expositions, livres, festivals…), n’hésitant
pas, à voix plus ou moins haute, à décrier
"les magazines" en général, mais à
voix d’autant moins haute qu’il s’agit en particulier
d’un magazine auquel ils peuvent être amenés
à collaborer. Cette vision auto-angélique dissimule
une réalité fort différente : la chaîne
est solidaire, ou bien ce n’est pas une chaîne.
Elle a besoin de leur solidarité, et accorde d’autant
plus facilement, comme un os à ronger, le statut d’auteur
au lauréat qui sait, quand il le faut, demeurer solidaire
et prouver ainsi, in fine, son lien organique à
la mécanique.
Finalement, qu’est-ce qu’un véritable auteur
? C’est quelqu’un qui est le vecteur d’une certaine
vérité, et a le don de la rendre visible aux autres.
S’il fait confiance à cette visibilité, à
son œuvre propre, il procède tout en s’effaçant
derrière elle, sachant parfaitement que si cette œuvre
existe comme telle, c’est précisément parce
qu’il a pu à un moment en abstraire
sa personne, s’oublier. Pour l’exprimer
dans les termes du philosophe Alain Badiou : « On appelle
“sujet” le support d’une fidélité,
donc le support d’un processus de vérité. (…)
Le sujet d’un processus artistique n’est pas l’artiste
(le “génie”, etc.). En fait, les points-sujets
de l’art sont les œuvres d'art. Et l’artiste entre
dans la composition de ces sujets (les œuvres sont “les
siennes”), sans qu’on puisse d’aucune façon
les réduire à “lui” (et, du reste, de
quel “lui” s’agirait-il ?). »
Quel acteur de notre société du spectacle est encore
prêt à admettre la nécessité d’un
si grand effacement ?
Edgar Roskis
Texte de la conférence "Photo-journalisme : La leçon
oubliée d'Henri Cartier-Bresson" prononcée lors
du colloque consacré à ce dernier à la BnF
le 14 mai 2003 au grand auditorium du site Tolbiac.
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