L'œuvre littéraire


 
L’ensemble de mon œuvre fera toujours un tout indivisible.
Je fais […] une Bible, non une Bible divine, mais une Bible humaine. Un livre multiple résumant un siècle.

 


Tout dire pour tous et de toutes les façons possibles : c’est dans cette démesure que l’ensemble de l’œuvre de Victor Hugo trouve son unité profonde. Dans son projet, il y a une ambition totalitaire, dans la variation des genres, des sujets, des registres qui le caractérise, comme la volonté d’accomplir à lui seul toute la littérature possible. Chaque œuvre en elle-même contient tous les genres : la prose romanesque se fait poème, la poésie devient narrative, le discours produit une action dramatique et les héros sont des silhouettes opaques qui se meuvent dans un décor profond face au lecteur et non en lui, comme au théâtre.

Loin d’être une évasion hors du monde ou un effort de réenchantement, la poésie est plutôt une tentative d’épuisement de la réalité, habitée par un double élan de libération : libération des hommes et libération de la parole dans un même mouvement. Il s’agit pour le poète de se faire voix pour les sans-voix, bouche pour l’inarticulé, le murmurant, tout ce qui, dans ses vers, doit devenir un chant. Il s’agit en même temps de délier l’homme de ce qui l’asservit, d’ouvrir la voie, dans la misère des temps, à un règne de fraternité car l’histoire de l’humanité est pour Victor Hugo une marche sacrée vers le progrès, vers "l’être ignoré mais certain".

La poésie est rédemption parce qu’elle est entrée dans le réel. Rien du réel n’échappe au projet poétique car celui-ci n’est autre qu’un gigantesque "malaxage", une énorme alchimie, étreignant dans sa combustion la totalité de ce qui existe.
   



Jetez dans l’art, comme dans la flamme, les poisons, les ordures, les rouilles, les oxydes, l’arsenic, le vert-de-gris, faites passer les incandescences à travers le prisme ou à travers la poésie, vous aurez des spectres splendides, et le laid deviendra grand, et le mal deviendra beau.

William Shakespeare

   

 

Saisir l’insaisissable


Les djinns étaient, dans la croyance musulmane, des êtres créés de flammes, doués d’intelligence mais imperceptibles à nos sens. Saisir le galop de ces êtres impalpables, leur lointain essor, leur furtif passage et leur évanouissement dans la poussière de la plaine, telle est ici l’ambition du poète : par la répétition de certains mots ("bruit", "cri"), par la liberté du rythme qui épouse le mouvement des djinns, dans une recherche de mimétisme sonore qui conduit le poète à amplifier les vers d’une syllabe à chaque strophe jusqu’à la huitième pour les faire décroître jusqu’à la quinzième… Préparé pour l’impression, le manuscrit ici présenté rend particulièrement sensible ce travail sur le rythme puisqu’il comporte en marge l’inscription des quadrats.

Ainsi, à travers la fiction et "l’éloignement" du thème oriental, Hugo se rapproche de l’essentiel de son projet poétique, à savoir : donner contour à l’insaisissable, forme au mouvant, demeure de mots au feu des âmes errantes.

 

 

Exprimer l'humanité


Exprimer l’humanité dans une espèce d’œuvre cyclique ; la peindre successivement et simultanément sous tous ses aspects, histoire, fable, philosophie, religion, science, lesquels se résument en un seul et immense mouvement d’ascension vers la lumière ; faire apparaître dans une sorte de miroir sombre et clair [….] cette grande figure une et multiple, lugubre et rayonnante, fatale et sacrée, l’Homme ; voilà de quelle pensée, de quelle ambition si l’on veut, est sortie La Légende des siècles.

La Légende des siècles, préface

Tel est, de son propre aveu, le projet de Victor Hugo dans cette vaste "galerie de la médaille humaine". Dans cette immense fresque qui va d’Ève jusqu’à la Révolution, où "les tableaux riants sont rares", se fait jour "l’éclosion lente et suprême de la liberté". Le poète a voulu écrire "une espèce d’hymne religieux à mille strophes, ayant dans ses entrailles une foi profonde et sur son sommet une haute prière ; le drame de la création éclairé par le visage du créateur".

Épopée dantesque aux frissons d’apocalypse où le "mur des siècles" apparaît en proie à une animation surnaturelle : "C’était une muraille et c’était une foule." Vision en mouvement où la description ne cesse de ployer sous les flots d’une houle narrative incoercible : "Ce rêve, et j’en tremblais, c’était une action ténébreuse entre l’homme et la création."

 

 

Relier les mots et les choses

Ne penserait-on pas que les voyelles existent pour le regard presque autant que pour l’oreille et qu’elles peignent des couleurs ? on le voit, a et i sont des voyelles blanches et brillantes, o est une voyelle rouge, e et eu sont des voyelles bleues, u est la voyelle noire. Il est remarquable que presque tous les mots qui expriment l’idée de lumière contiennent des a et des i et quelquefois les deux lettres. Feu n’exprime nécessairement l’idée d’éclat que dès qu’il s’allume. Alors il devient flAmme (sic). Aucune de ces deux voyelles ne se trouve dans la lune qui ne brille que dans les ténèbres. Le nuage est blanc, la nuée est sombre. On voit le soleil à travers le brouillArd ; on ne le voit pas à travers la brume. Les mots où se trouvent mêlées l’idée d’obscurité et l’idée de lumière contiennent en général l’u et l’i. Ainsi Sirius, nuage, nuit. La nuit a les étoiles.

Notes, 1836-1838

   

 

Si, dans le heurt du noir au blanc, toute l’œuvre de Victor se résume en un combat du jour et de la nuit, le poète n’en demeure pas moins extrêmement sensible aux couleurs de la langue. Les mots font corps avec le réel, ils en sont le reflet, ils en partagent les chatoiements.

 

 

S'interroger sur sa mission et sur son œuvre


Commencé à Bruxelles le 21 juillet 1866, poursuivi à Guernesey et achevé à Bruxelles le 23 août 1868, L'Homme qui rit n’eut aucun succès auprès du public. Il correspond à l’interrogation angoissée de l’écrivain vieillissant sur la validité de son œuvre et de la fonction poétique, affrontées aux contraintes de l’histoire. Il est formé de deux récits : un exploit héroïque sous le signe d’une extraordinaire bonté d’âme et une description féroce de l’aristocratie anglaise du XVIIe siècle, à travers laquelle Hugo peint la situation sociale de la France. Gwynplaine, héros défiguré "par ordre du roi" pour être exhibé aux spectacles des princes, en est le déchirant emblème.

Par le jeu d’une inversion cruelle, son malheur est fixé sur son visage en un rire monstrueux. Prisonnier à jamais d’une grimace d’hilarité absurdement figée, il déclenche à la Chambre des lords, lorsqu’il y vient plaider "la cause des muets", un rire incoercible. C’est dire qu’à travers lui, c’est toute la société qui est malade, puisque le rire qui secouait le peuple, contemplant dans Gwynplaine le masque de sa propre déchéance, se propage pareillement parmi les lords qui y lisent pourtant l’étendue de leur crime. Gwynplaine devient la figure du génie incompris, hué par les puissants, méconnu par le peuple. Aucun espoir de rachat ne brille dans cette société, le "salut" de Gwynplaine, qui meurt en souriant pour rejoindre Déa, s’accomplit par-delà les ténèbres de l’existence, dans la lumière d’une étoile qu’on ne voit pas.

 

 

Sous le signe de l'antithèse


Le combat du jour et de la nuit est incarné dans ce roman par deux figures de femmes diamétralement opposées : Déa, aveugle mais voyante vit dans le noir mais rayonne d’une lumière surnaturelle : "On voyait qu’elle était aveugle et l’on sentait qu’elle était voyante. Elle semblait debout sur le seuil du surnaturel. Elle paraissait être à moitié dans notre lumière et à moitié dans l’autre clarté." Josiane, la trop belle duchesse dont l’excès d’éclat produit la cécité, est un ange noir, une comète empoisonnée : "Ce n’est pas l’étoile, c’est la comète. C’est l’immense incendiaire du ciel. L’astre marche, grandit, secoue une chevelure de pourpre, devient énorme […]. Ce qui arrive sur vous, c’est le trop de lumière qui est l’aveuglement ; c’est l’excès de vie qui est la mort."
Entre elles, à travers Gwynplaine, a lieu un terrible affrontement : "Il y a des luttes entre l’ange blanc et l’ange noir sur le pont de l’abîme."

 

 

Noyade ou rédemption ?


À la fin des Travailleurs de la mer, Gilliatt s’enfonce peu à peu dans les profondeurs de la mer tandis que disparaît le bateau qui emporte Déruchette et son amour. De même, à la fin de L’Homme qui rit, Gwynplaine, les yeux fixés sur "un point du ciel, au plus haut de l’ombre" s’engloutit calmement dans le fleuve. Dans cet effacement accepté par amour, il rejoint une paix profonde : "Il allait droit devant lui. Il semblait voir quelque chose. Il avait dans la prunelle une lueur qui était comme la réverbération d’une âme aperçue au loin […] il souriait." Cette mort s’inscrit sous le signe du recommencement (la première et la dernière partie du roman, toutes deux intitulées "La mer et la nuit", le suggèrent), elle s’offre à travers la nuit comme le seuil d’une vie seconde, hissée dans l’éternité du ciel étoilé.

Derrière Gwynplaine, Titan martyr, dialoguant à l’intérieur de lui avec un dieu, se devine à peine masquée la figure de l’auteur. La tirade à la Chambre des lords exprime avec une éclatante pureté l’idéal poétique de Hugo lui-même : "J’ai une mission […] je parlerai pour tous les taciturnes désespérés. Je traduirai les bégaiements. Je traduirai les grondements, les hurlements, les murmures, la rumeur des foules, les plaintes mal prononcées, les voix inintelligibles."

 

 

Victor Hugo combattant de la bêtise

[…] Atrocité, stupidité : la bête humaine est bête et la bêtise tue. "Haro sur le génie", c’est le mot d’ordre de l’humanité selon le baudet hugolien, l’âne Patience (Pas-science), héros du poème "L’Âne", vaste procès de l’homme fait par la bête, moins bête que lui. […] Victor Hugo, comme tant de romantiques, est implacablement sensible à la bêtise, dont la mise à nu parcourt toute son œuvre : sophismes, illogismes, faux savoir, absurdités, énormité naïve ou odieuse de la pensée et des mots. Alors où est la frontière de la bêtise ? La bête et l’intelligent sont unis, ils ne font qu’un, ils s’appuient l’un sur l’autre. De quoi, ou de qui, la bêtise n’est-elle pas l’envers ? C’est la doublure du monde. "Ô terre ! Trône de la bêtise !"
Mais la bêtise, dans son sens profond, s’identifie à un "classicisme", ou plus exactement à une mentalité bourgeoise ; contre le Génie, l’Ordre organise la sécurité mentale. C’est ce que l’Âne disait de l’homme : il se prend pour le roi du globe, "il en est le bourgeois".

Michel Crouzet (extrait du catalogue de l'exposition)