Hugo, l'homme océan


 
Il y a des hommes océans en effet.
Ces ondes, ce flux et ce reflux, ce va-et-vient terrible, ce bruit de tous les souffles, ces noirceurs et ces transparences, ces végétations propres au gouffre, cette démagogie des nuées en plein ouragan, ces aigles dans l’écume […]
Tout cela peut être dans un esprit, et alors cet esprit s’appelle génie.

William Shakespeare

 


Ce titre reprend la formule que Victor Hugo invente à l’occasion du jubilé de William Shakespeare pour désigner une lignée des génies qui ont fait les flux et les reflux de la pensée humaine. Mais, à travers l’évocation de Juvénal, de Dante, de saint Paul ou de Shakespeare, c’est son propre génie aux multiples facettes qu’il définit. Car seul l’océan est à la mesure de l’ampleur et du polymorphisme de l’œuvre de Hugo : poète, dramaturge, romancier, plasticien, homme politique.
Et, lorsque de retour d’exil, le poète réunit ses Actes et Paroles, ce sont les années passées en face à face avec l’océan qui déterminent les trois actes de sa vie, "Avant l’exil", "Pendant l’exil", "Depuis l’exil".

   

 
   
 

Les marines de Guernesey et du retour d'exil illustrent bien la manière dont le poète se définit par rapport à l’océan : il s’identifie tantôt à la mer, tantôt au marin. Navires laissant dans le ciel et dans l’onde sillage et fumée, naufrages ou encore vague éternellement suspendue, c’est tout à tour le désir de gloire et de postérité, un invincible courage, une volonté de pérennité, une destinée entière qui s'expriment dans ces lavis.

 

 

Avant l’exil


Dès les années de collège, Victor Hugo a bien été cet enfant sublime selon les propos attribués à Chateaubriand. Dans ses cahiers de jeunesse qu’il a conservés, tout en les qualifiant de "bêtises que je faisais avant ma naissance", l’auteur témoigne déjà d’une grande virtuosité et d’un talent protéiforme.
Puis vient le temps des grands recueils poétiques du jeune chef de l’école romantique, qu’ils soient inspirés par le Moyen Âge, ou par un Orient rêvé, qu’ils posent le problème de la destinée de l’homme, chantent les amours du poète ou évoquent ses enfants. Et les romans de cette période, Bug-Jargal, Le Dernier Jour d’un condamné, Claude Gueux, sont des romans à thèses : plaidoyers contre la peine de mort, la misère et l’exclusion ; Notre-Dame de Paris à la fois roman historique, dramatique, poétique, occupe naturellement une place privilégiée.
   





Les voyages annuels accomplis de 1834 à 1843 avec Juliette Drouet renouvellent l’imaginaire du poète, et seuls les séjours sur le Rhin aboutissent à une publication, tandis que les autres constituent un vivier pour les œuvres à naître, œuvres littéraires comme graphiques.
Parallèlement à son activité littéraire et artistique, Victor Hugo a une intense activité sociale et politique : il est membre du Comité des arts et monuments, préside la Société des gens de lettres en 1840, est élu à l’Académie française en 1841 et nommé pair de France en 1845 ; après la révolution de 1848, il est élu député à la Constituante, puis, en 1849, à l’Assemblée législative. Durant toutes ces années, ses discours sont autant de combats pour les droits de l’homme : abolition de la peine de mort, droit au travail, lutte contre la misère, pour la liberté de la presse… Dès 1849, lors du Congrès de la paix qu’il préside à Paris, il imagine les États-Unis d’Europe. Manuscrits, objets, caricatures et dessins sont autant de témoignages de l’envergure de l’homme politique, qui se double d’un reporter.
La mort de Léopoldine, en 1843, interrompt pour quelques années toute publication. Il commence néanmoins en 1845 la rédaction des Misères, que la révolution de 1848 l’empêche de terminer et qui, repris en exil, deviendront Les Misérables. Durant l’été 1850, il crée une admirable série d’œuvres de grandes dimensions, à la mesure de la liberté en art qu’il prône : l’inventivité de procédés y rivalise avec l’originalité de la création.

 

 

Pendant l’exil


Après le coup d’État du 2 décembre, ayant vainement tenté de soulever le peuple de Paris, il s’enfuit à Bruxelles. Pour Victor Hugo, proscrit par l’Empire, s’ouvre un long exil de dix-neuf ans qui débute à Bruxelles, se poursuit à Jersey et se déroule pour la plus grande partie à Guernesey. Mais, loin de l’abattre, ce face-à-face avec l’océan s’avère d’une prodigieuse richesse, qu’il ne tarde pas à reconnaître.
   



Je trouve de plus en plus l’exil bon. Il faut croire qu’à leur insu les exilés sont près de quelque soleil, car ils mûrissent vite. Depuis trois ans – en dehors de ce qui est l’art – je me sens sur le vrai sommet de la vie, et je vois les linéaments réels de tout ce que les hommes appellent faits, histoire, événements, succès, catastrophes, machinisme énorme de la Providence.
Ne fût-ce qu’à ce point de vue, j’aurais à remercier M. Bonaparte qui m’a proscrit, et Dieu qui m’a élu. Je mourrai peut-être dans l’exil, mais je mourrai accru.
Tout est bien. […]
Je vis, je suis, je contemple. Dieu à un pôle, la nature à un autre, l’humanité au milieu. Chaque jour m’apporte un nouveau firmament d’idées. L’infini du rêve se déroule devant mon esprit, et je passe en revue les constellations de la pensée.

Choses vues

   


C’est le temps des multiples expérimentations graphiques, des recherches spirites, des grands recueils poétiques, des Contemplations à La Légende des siècles et aux Chansons des rues et des bois, des romans qui tiennent aussi de l’épopée, Les Misérables, Les Travailleurs de la mer, L’Homme qui rit. L’aménagement de sa maison de Guernesey apporte une nouvelle dimension à son œuvre. Et, du haut de son rocher d’exil, tel qu’une photographie de son fils Charles l’immortalise, pareil à Gilliatt auréolé d’un vol d’oiseaux de mer sur la roche des Douvres ou à l’ange Liberté de Hauteville House, il continue à faire entendre sa voix à travers le monde.

 

 

Depuis l’exil


Acclamé à son retour à Paris, le 5 septembre 1870, dès la proclamation de la République, il poursuit jusqu’à la fin une activité littéraire, artistique et politique, plaidant la cause des condamnés de la Commune jusqu’à ce qu’il obtienne leur amnistie.
En 1881, par codicille testamentaire, il décide de donner "à la bibliothèque nationale de Paris qui sera un jour la Bibliothèque des États-Unis d’Europe, tout ce qui sera trouvé écrit ou dessiné par lui". Ce testament, concrétisé par l’entrée des manuscrits et dessins du poète au département des Manuscrits, a fait date et infléchit la politique d’enrichissement des collections du département, dès lors ouvertes à la littérature moderne et contemporaine.

Mais, au-delà du domaine littéraire, c’est aussi aux aspects humanistes et aux arts de notre siècle que Victor Hugo a su ouvrir tous les chemins de la création.
Dans sa recherche d’un art totalement libéré des contraintes, il ne cesse de jouer de la perspective, des volumes, des contrastes, du noir et du blanc, de jouer des symétries. Il abolit toute frontière entre le beau et le laid, le grand et le petit, entre le passé, le présent et le futur, entre le réel, l’irréel et le surréel, entre le fini et l’infini, entre le mobile et l’immobile, entre l’inanimé et le vivant. Il se fait maître du temps et de l’espace.