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Les monstres marins font preuve
d’une grande longévité dans les traités
scientifiques, qui, à côté d’espèces
bien connues, font une place aux animaux mythiques. Peu à
peu les poissons imaginaires s’effacent de ces descriptions
tandis que s’y installent d’autres créatures
marines toujours mystérieuses mais dont la description
répond désormais à des normes scientifiques.
Pendant des millénaires les hommes
ont voyagé et ont combattu sur les mers et les océans,
ignorant tout de leurs profondeurs. Le monde marin est le
plus difficile d’accès, le plus dangereux, le
plus mystérieux, avec ses profondeurs énormes,
inconnues, menaçantes ; les hommes l’ont tout
d’abord peuplé par l’imaginaire. Puis,
avec les progrès des sciences et des techniques, peu
à peu les océans se sont révélés
habités. Entièrement. Du rivage jusqu’au
fond des plus grandes fosses océaniques, à onze
mille mètres sous la surface. Et l’exploration
des grandes profondeurs océanes a réservé
d’étonnantes découvertes.
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Réel et fantastique
Les
"monstres", nés de mauvaises observations ou
interprétations, ou encore de la simple imagination,
vont être pris en compte au même titre que les animaux
réels.
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C’est Rondelet, professeur
de médecine à l’université de Montpellier,
qui est le véritable fondateur de la biologie marine
car il attache une grande importance à l’écologie
des espèces, dont il fait un de ses deux critères
systématiques, l’autre étant la morphologie
externe de l’animal. Il publie en 1554 un ouvrage remarquable,
qui sera pendant deux siècles le plus complet des ouvrages
consacrés à la faune marine : ces Libri de piscibus
marinis in quibus veræ piscium effigies expressæ
sunt seront traduits en français en 1558 sous le titre
L’Histoire entière des poissons, dix-huit
chapitres ou libri, dont dix sur les poissons. En 1555, dans
son Universæ aquatilium historiæ pars altera
cum veris ipsorum imaginibus, Rondelet décrit et
dessine, avec une assez bonne précision, plus de 440
espèces, dont 241 sont réellement des poissons.
Sous le terme de poissons, il englobe l’ensemble des animaux
aquatiques et il ne distingue pas les mammifères marins
des vrais poissons ; il entremêle descriptions exactes
d’animaux et descriptions hautement fantaisistes de monstres
marins, poisson-évêque, poisson-moine (le même
que Belon, avec le même dessin), dragons couverts d’écailles
et sirènes, qu’il présente comme réels.
Rondelet distingue à juste titre plusieurs formes de
méduses et d’anémones de mer et il en parle,
tout en connaissant leur caractère animal, comme d’orties
marines en raison des brûlures qu’elles occasionnent
quand on les manipule. Ces "hommes-sirènes",
dont il est dit que plusieurs ont été capturés,
l’un, en 1305, armé de pied en cap comme un chevalier,
ou le poisson en habit de moine. Ces êtres fantastiques
dont on a peuplé les mers résultent de plusieurs
démarches. Certains sont totalement inventés,
comme le monstre à sept têtes de Gesner, la sphère
à pattes, différents serpents de mer, le poisson
en habit de moine ou les hommes et femmes sirènes, les
Néréides. |
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Des descriptions fausses ou
d’un animal en mauvais état aboutissent à
des êtres extraordinaires. Le "monstre marin en habit
d’évêque" de Rondelet, lequel usait,
semble-t-il, aisément de la comparaison à caractère
clérical, est présenté ainsi : "J’ai
vu un portrait d’un autre monstre marin à Rome
où il avait été envoyé avec lettres
par lesquelles on assurait pour certain que l’an 1531,
on avait vu ce monstre en habit d’évêque
en Pologne […] pris et porté au roi dudit pays,
faisant certains signes pour montrer qu’il avait grand
désir de retourner à la mer ; où étant
mené se jeta incontinent dedans." Ce poisson-évêque
aurait été pêché dans les eaux norvégiennes,
caractérisées par leurs grandes profondeurs ;
les pêcheurs y capturent, entre autres, des poissons de
la famille profonde des Macrouridés, commercialisés
sous le nom de grenadier, dont le museau allongé peut
aussi bien évoquer la coiffure de ce militaire que la
mitre épiscopale. Notre poisson-évêque serait
donc un Macrouridé dont l’image et les aventures
auraient été enrichies par l’imagination
; ecclésiastique ou militaire, on le voit mal, cependant,
survivre à la cour du roi de Pologne. Peut-être
peut-on classer la baleine "à tête de sanglier"
dans cette catégorie des observations soumises à
l’imagination.
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Une autre catégorie
de monstres rejoint les poissons réels : les dessins,
malgré quelques ajouts fantaisistes, sont assez corrects
pour que l’on reconnaisse en eux une raie ou une forme
voisine, la Squatina ou ange de mer. Ces poissons sont
cartilagineux, leur squelette n’est pas ossifié
et, lorsqu’ils se dessèchent au soleil, notamment
après s’être échoués sur une
plage, leur corps se recroqueville et prend une forme étrange
qui correspond parfaitement aux dessins représentant
les "diables de mer" des auteurs du XVIe siècle.
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Du fond
des océans, des monstres nouveaux
La seconde moitié du XIXe siècle
voit les débuts réels de la biologie marine avec
la création des stations marines, autour desquelles les
biologistes font une prospection approfondie de la flore et
de la faune marines, décrivant les espèces, étudiant
leurs modes de vie et leur physiologie. Le monde savant se tourne
aussi vers les profondeurs océaniques et une science
nouvelle naît, l’océanographie. L’intérêt
pour les grands fonds n’est pas purement dû à
la soif de connaissances : la pose des câbles télégraphiques
sous-marins nécessite une bonne connaissance du relief
du fond des mers et des océans ; l’affirmation
de certains naturalistes qu’il n’y a plus de vie
dans les mers au-delà de quelques centaines de mètres
demeure cependant la cause déterminante de cet intérêt.
"On supposait que la vie cesse partout où manque
la lumière et qu’excepté les premières
couches, toute l’épaisseur insondable, le fond
(si l’abîme a un fond) était une noire solitude,
rien que sable aride et cailloux, sauf des ossements et des
débris, tant de biens perdus que l’élément
avare prend toujours et ne rend jamais, les cachant jalousement
au trésor profond des naufrages", écrit en
1861 Jules Michelet dans son livre La Mer.
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Petits
monstres des abysses
Qu’entend-t-on par "monstres", "monstrueux"
? Quelle est la référence du "normal",
qui permet de définir ce qui ne l’est pas ? À
vrai dire, rien d’autre que l’environnement dominant
et moyen. Dire que quelque chose a une forme de poisson permet
d’être compris mais un poisson doit-il être
considéré comme monstrueux s’il n’a
pas une "forme de poisson" ? C’est bien le cas
de nombreuses espèces de poissons des profondeurs dans
lesquels chacun reconnaît cependant des poissons. Ils
sont au mieux "étranges", au pire "monstrueux"
: ils ont assez souvent des bouches démesurées
(mais où est la "mesure" ?), armées
de dents "énormes" en forme de dague ou de
sabre, des queues très allongées ; le corps de
certains a une forme de hache, d’autres portent des barbillons
aussi longs que leur corps, ramifiés, avec des organes
lumineux à leur extrémité ; leurs gros
yeux semblent envahir toute la tête ou au contraire ils
sont aveugles.
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Pour
une mer et un monde sans monstre
Les monstres inventés par l’homme au cours de son
histoire ont disparu de sa vie et ont rejoint "le linceul
de pourpre où dorment les dieux morts", selon la
formule d’Ernest Renan dans la Prière sur l’Acropole
; seuls, bien que contre toute évidence scientifique,
subsistent dans l’imaginaire des hommes les pieuvres géantes
et les serpents de mer. La survivance de l’image étonnante
d’un monde marin riche de mystères et fondamentalement
hostile est révélatrice de l’ignorance où
se trouve un monde de terriens attachés à la glèbe
et manifeste la nécessité de diffuser largement
le savoir scientifique. À notre époque, où
l’on fait activement de tous côtés la part
belle à l’irrationnel et aux superstitions, aux
croyances et doctrines ésotériques, à l’antiscience
comme aux fausses sciences, il faut penser à ces monstres
marins qu’au cours des siècles les scientifiques
et les hommes éclairés ont envoyés rejoindre
les dieux morts, car le monstrueux, c’est ce que l’on
ne connaît pas, ce que l’on ne comprend pas, ce
qui est différent de soi, c’est la peur de l’inconnu,
de la mort. C’est l’irrationnel et rappelons avec
Diderot que "le sommeil de la raison engendre les monstres".
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