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Un soir, j'ai été près de la
mer. J'ai voulu qu'elle me touche de son écume. Je me suis étendue
à quelques pas. Elle n'est pas arrivée tout de suite. C'était
l'heure de la marée. Tout d'abord, elle n'a pas pris garde à
ce qui se tenait couché là, sur la plage. Puis je l'ai vue,
ingénument, s'en étonner, jusqu'à me renifler. Enfin,
elle a glissé son doigt froid entre mes cheveux.
Je suis entrée dans la mer jusqu'à l'endroit où la
vague éclate. Il fallait traverser ce mur courbé comme une
mâchoire lisse, un palais que laisse voir une gueule en train de
happer, pas encore refermée. La vague a une taille à peine
plus haute que celle d'un homme. Mais celle-ci ne se départage pas
; il faut se battre avec cette taille qui se bat sans tête et sans
doigts. Elle va vous prendre par-dessous et vous traîner par le fond
à trente kilomètres de là, vous retourner et vous
avaler. Le moment où l'on traverse : on surgit dans une peur nue,
l'univers de la peur. La crête de la vague vous gifle, les yeux sont
deux trous brûlants, les pieds et les mains sont fondus dans l'eau,
impossible de les soulever, ils sont liés à l'eau avec des
nœuds, perdus, et pourtant voulant se retrouver comme ceux de l'innocence
même (eux qui vous ont servi à faire vos pas, vos fuites,
vos larcins, ils crient : je n'ai rien fait, je n'ai rien fait...). Il
fait très noir, on ne voit plus rien que du calme dans des lueurs.
On est les yeux dans les yeux pour la première fois avec la mer.
On sait avec les yeux d'un seul regard. Elle vous veut tout de suite, rugissante
de désir. Elle est votre mort à vous, votre vieille gardienne.
C'est donc elle qui depuis votre naissance vous suit, vous épie,
dort sournoisement à vos côtés et qui maintenant se
montre avec cette impudeur, avec ces hurlements ?
Il faut avancer avec la dernière force, celle qui vous reste une
fois que la respiration elle-même vous a fuie ; avec une force de
pensée.
Après la vague c'est calme, c'est là où la mer paraît
ignorer encore qu'elle s'arrête. Face au ciel, on retrouve l'air,
son poids. On est bête paisible aux poumons respirants, aux yeux
glissants qui lissent le ciel d'un horizon à l'autre sans même
le regarder. Trente mètres d'eau vous séparent de tout :
d'hier et de demain, des autres et de ce soi-même qu'on va retrouver
dans la chambre tout à l'heure. On est seulement bête vivante
aux poumons respirants. Peu à peu ça qui pense se mouille,
s'imbibe d'opaque, d'un opaque toujours plus mouillé, plus calme
et plus dansant. On est eau de la mer.
Mais très vite, et subitement, la pensée. Elle revient, étouffe
de peur, cogne à la tête, devenue tellement grande (tellement
grande que la mer y aurait tenu) ; elle a peur tout d'un coup de se trouver
dans un crâne mort. Alors on bouge ses pieds et ses mains de nouveau
amis. On glisse intelligemment avec la mer jusqu'à être versée
sur la plage.
Lorsque je rentre à l'hôtel, je la regarde de ma fenêtre,
elle, la mer, elle, la mort. C'est elle, alors, qui est en cage. Je lui
souris. J'étais une petite fille. Depuis tout à l'heure,
je suis devenue grande. |