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Ecoutez. Voici ce que c’est que le fond de
la mer :
Au-dessous de cette surface d’ondes que déchirent sans l’entamer
toutes les proues de l’homme, proues tellement innombrables que le
seul commerce de l’Europe et de l’Amérique entrecroise
sur une seule ligne de navigation dix-sept mille navires ; au-dessous de
la houle où voguent au hasard les goëmons, les varechs, les
conferves, les grandes herbes couvertes de puces d’eau, les fucus
nageants, praderias del mar, comme disait Colomb, et les arborescences
aux longues nervures nues, et ces paquets d’algues qu’on rencontre
parmi les vagues dans les solitudes et qui ressemblent à des rouleaux
de cordes dénouées ; au-dessous de la couche où se
forment les crustacés et les coquillages, actinies, astéries
radiées, doris, porcelaines, agatines, volutes, cyclostomes, crabes
à cuirasse de bronze, poings-clos sanglants, homards, langoustes,
poursuivis par le devil-fish, le monstre aux huit cents ventouses ; au-dessous
de la couche où tremblent et resplendissent les phosphores, néréides,
cyclidies, mammaria, vers polygastriques, insectes lumineux, pierreries
des flots ; au-dessous de la région déjà moins distincte
où rôdent les nautiles, les jantines, les cyanées bleues,
les globigérinées, les rhizopodes, les méduses ; au-dessous
de toutes ces zones tourmentées et fauves, la mer s’apaise
solennellement et, peu à peu, se tait. Cependant les poissons vont
et viennent encore ; une nappe d’environ deux mille mètres
d’épaisseur appartient aux colosses étranges de l’eau,
fourmillement confus de ces transparences, aux squales, aux requins, aux
poulpes, aux krakens, à Léviathan, à Céto,
des formes épouvantables glissent çà et là,
et les hydres se meuvent crépusculairement dans cet invisible. Plongez
plus bas. Cette zone dépassée, l’eau devient lugubre.
Plus rien. L’esprit – car l’esprit seul pénètre
dans ces précipices – ne perçoit pas un seul frémissement
d’être animé. Partout, en haut, en bas, en avant, en
arrière, une lame de verre, liquide et immobile. Vous êtes
dans l’unité de l’eau. Ceci est l’eau toute seule,
chose horrible. Descendez encore pourtant ; et tout à coup, sans
que vous en soyez déjà à apercevoir le fond, toute
la mer qui est au-dessus de vous vous apparaît comme une masse distincte,
et vous croyez voir le dessous d’une incommensurable nuée.
C’est une nuée en effet que forme au-dessus du fond inconnu
toute cette première épaisseur d’océan, et de
cette nuée il tombe, dans la seconde épaisseur, une pluie.
Quelle pluie ? Une pluie vivante. Une pluie d’animalcules. Ici apparaît
le mystère. L’immensité microscopique se démasque.
Le tremblement de la création vous saisit. On pourrait dire que
c’est à l’infiniment petit que commence l’énormité
de la mer. La mer a son produit, c’est le foraminifère ; l’océan
secrète l’infusoire. La molécule et la cellule, ces
deux limites de la vision microscopique, tellement abstruses que la cellule
animale n’est pas distincte de la cellule végétale,
ce Calpe et cet Abyla de l’infiniment petit, engendrent , en se combinant
avec toutes les forces obscures en suspension dans l’océan,
un être imperceptible. Que fait cet être ? il bâtit
sous l’eau des continents.
La fonction de cet atome, c’est de remplacer à un moment donné
les Europes, les Asies, les Afriques et les Amériques que vous avez
à cette heure sous les pieds.
Il est l’extrême ouvrier de l’œuvre inouïe.
Là où semble finir la vie sous-marine, il naît, il
charge le bas du nuage monstrueux des vagues, et, sans cesse et à
toute minute, et jour et nuit, il en tombe innombrablement, immense pluie
éternelle.
Analogies vertigineuse ! il neige sur le haut des montagnes, il pleut sur
le fond de l’océan. Seulement ce qui neige en haut des montagnes,
c’est de la mort ; ce qui pleut au fond de la mer, c’est de
la vie. |