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Sur l'avant du navire, les hommes de la bordée
de quart faisaient en chantant leur première toilette. Nus, semblables
à des antiques avec leurs bras forts, ils se lavaient à grande
eau froide ; ils plongeaient de la tête et des épaules dans
les bailles, couvraient leur poitrine d'une mousse blanche de savon, et
puis s'associaient deux à deux, naïvement, pour se mieux frotter
le dos.
Tout à coup ils se rappelèrent le mort, et leur chanson gaie
s'arrêta. D'ailleurs, ils venaient de voir les hommes de l'autre
bordée qui montaient au commandement de l'officier de quart, et
se rangeaient en ordre sur l'arrière, comme pour les inspections.
Ils devinaient pourquoi et ils s'approchèrent tous.
Une grande planche toute neuve était posée en travers sur
les bastingages, débordant, faisant bascule au-dessus de la mer,
et on venait d'apporter d'en bas une chose sinistre qui semblait très
lourde, une gaine de toile grise qui accusait une forme humaine...
Quand Barazère fut couché sur la grande planche neuve, en
porte-à-faux au-dessus des lames pleines d'écume, tous les
bonnets des marins s'abaissèrent pour un salut suprême ; un
timonier récita une prière, des mains firent des signes de
croix, - et puis, à mon commandement, la planche bascula et on entendit
le bruit sourd d'un grand remous dans les eaux.
Le Primauguet continuait de courir, et le corps de Barazère était
tombé dans ce gouffre, immense en profondeur et en étendue,
qui est le Grand-Océan.
Alors tout bas, comme un reproche, je répétai à Yves
qui était près de moi, la phrase de la veille :
- Les hommes, c'est comme les bêtes : on en fait d'autres, mais...
- Oh ! répondit-il, ce n'est pas moi qui ai dit cela ; c'est lui.
(Lui - c'est-à-dire Barrada -, l'entendit et tourna la tête
vers nous. Il pleurait à chaudes larmes).
Cependant on regardait derrière avec inquiétude, dans le
sillage : c'est qu'il arrive, quand le requin est là, qu'une tache
de sang remonte à la surface de la mer.
Mais non, rien ne reparut ; il était descendu en paix dans les profondeurs
d'en dessous.
Descente infinie, d'abord rapide comme une chute ; puis lente, lente, alanguie
peu à peu dans les couches de plus en plus denses. Mystérieux
voyage de plusieurs lieues dans des abîmes inconnus ; où le
soleil qui s'obscurcit paraît semblable à une lune blême,
puis verdit, tremble, s'efface. Et alors l'obscurité éternelle
commence ; les eaux montent, montent, s'entassent au-dessus de la tête
du voyageur mort comme une marée de déluge qui s'élèverait
jusqu'aux astres.
Mais, en bas, le cadavre tombé a perdu son horreur ; la matière
n'est jamais immonde d'une façon absolue. Dans l'obscurité,
les bêtes invisibles des eaux profondes vont venir l'entourer ; les
madrépores mystérieux vont pousser sur lui leurs branches,
le manger très lentement avec les mille petites bouches de leurs
fleurs vivantes.
Cette sépulture des marins n'est plus violable par aucune main humaine.
Celui qui est descendu dormir si bas est plus mort qu'aucun autre mort
; jamais rien de lui ne remontera ; jamais il ne se mêlera plus à
cette vieille poussière d'hommes qui, à la surface, se cherche
et se recombine toujours dans un éternel effort pour revivre. Il
appartient à la vie d'en dessous ; il va passer dans les plantes
de pierre qui n'ont pas de couleur, dans les bêtes lentes qui sont
sans forme et sans yeux... |