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[…] car, tu le sais, je n'aime pas la mer...
Tout ce mouvement inutile, cette masse liquide jamais en repos, animée
d'une intrépidité querelleuse, experte en rebuffades ; cette
instabilité faite loi, bornée par un horizon à la
monotonie assommante : l'empire même de la folie ! Et cette façon
insidieuse qu'elle a de se creuser sous le poids de celui qui cherche a
y poser le pied. Pareilles dérobades ont de quoi rendre méfiant.
Non que j'en aie peur, mais je ne puis m'empêcher de rester sur mes
gardes, craignant le coup en traître. A l'usage, je la trouve sournoise,
comme ces chiennes qui, l’œil torve et l'air soumis, te suivent
en trottinant, mais n'attendent que le moment où ta sandale butera
contre une pierre pour te sauter à la gorge. Tant que tu restes
sur la grève, à bonne distance, elle te léchera les
pieds, se fera scintillante et câline ; mais commets l'imprudence
de lui confier ta vie, aussitôt elle se creuse et cherche à
te happer. J'en frissonne, rien que d'ignorer, en ses profondeurs opaques,
quels dieux invisibles l'habitent, et quels monstres marins, prompts a
surgir des abysses. Froide et salée, altière en son propre
vacarme, elle peut, d'une simple gifle d'écume, te tremper jusqu'aux
os ; ou, comme lorsqu'elle emporta le pauvre Palinure, par inadvertance
t'arracher au plat-bord de la poupe ! Ah ! tomber au milieu des tourbillons
du flot et apercevoir au loin le vaisseau sous le vent, qui prend la fuite
! Rien que l'idée de nager des heures me serre la gorge… Mort
horrible de celui qui n'a d'autre espoir que de continuer à battre
des jambes pour ne pas être englouti. Il sait bien pourtant que,
lorsqu'il sera arrivé à bout de forces, cet élément
liquide, il lui faudra l'aspirer. Alors, des bouillons d'eau salée
s'engouffreront en ses poumons et le feront suffoquer ; il aura beau revenir
à la surface, ce sera en pure perte, pour respirer une dernière
fois, en ingurgiter à nouveau une large coupe, tousser, se débattre,
crier, boire encore, s'enfoncer... |