Une descente dans le Maelström
Edgar Allan Poe

Pendant que le vieil homme parlait, j’eus la perception d’un bruit très fort et qui allait en croissant, comme le mugissement d’un immense troupeau de buffles dans une prairie d’Amérique ; et au même moment je vis ce que les marins appellent le caractère clapoteux de la mer se changer rapidement en un courant qui se faisait vers l’est. Pendant que je regardais, ce courant prit une prodigieuse rapidité. Chaque instant ajoutait à sa vitesse, à son impétuosité déréglée. En cinq minutes toute la mer, jusqu’à Vurrgh fut fouettée par une indomptable furie ; mais c’était entre Moskoe et la côte que dominait principalement le vacarme. Là le vaste lit des eaux, sillonné et couturé par mille courants contraires, éclatait soudainement en convulsions frénétiques, haletant, bouillonnant, sifflant, pirouettant en gigantesques et innombrables tourbillons, et tournoyant et se ruant tout entier vers l’est avec une rapidité qui ne se manifeste que dans les chutes d’eau précipitées.
Au bout de quelques minutes, le tableau subit un autre changement radical. La surface générale devint un peu plus unie, et les tourbillons disparurent un à un, pendant que de prodigieuses bandes d’écume apparurent là où je n’en avais vu aucune jusqu’alors. Ces bandes, à la longue, s’étendirent à une grande distance, et, se combinant entre elles, elles adoptèrent le mouvement giratoire des tourbillons apaisés et semblèrent former le germe d’un vortex plus vaste. Soudainement, très soudainement, celui-ci apparut et prit une existence distincte et définie, dans un cercle de plus d’un mille de diamètre. Le bord du tourbillon était marqué par une large ceinture d’écume lumineuse ; mais pas une parcelle ne glissait dans la gueule du terrible entonnoir, dont l’intérieur, aussi loin que l’œil pouvait y plonger, était fait d’un mur liquide, poli, brillant et d’un noir de jais, faisant avec l’horizon un angle de 45 degrés environ, tournant sur lui-même sous l’influence d’un mouvement étourdissant, et projetant dans les airs une voix effrayante, moitié cri, moitié rugissement, telle que la puissante cataracte du Niagara elle-même, dans ses convulsions, n’en a jamais envoyé de pareille vers le ciel.
[…]
- Ceci, dis-je enfin au vieillard, ne peut pas être autre chose que le grand tourbillon du Maelström.
Edgar Allan Poe, Une descente dans le Maelström, 1841,
trad. Charles Baudelaire