Les reportages
par Sylvie Aubenas

Au printemps 1860, Le Gray est forcé de quitter son atelier parisien : ses commanditaires, les frères de Briges, lassés de sa gestion hasardeuse, l'ont mis en liquidation. Ses exigences artistiques sont devenues incompatibles avec l'orientation de plus en plus commerciale de la photographie. À la gloire succèdent donc sans transition les revers financiers, l'abandon des anciens amis.

 

Le voyage en Orient


Le Général Türr
Portrait de Garibaldi
  Laissant Paris, son atelier, son œuvre, sa famille, il s'embarque, pour un voyage qui devait duresr quelques mois, avec Alexandre Dumas sur l'Emma, "petite goélette ravissante, (…) tout en acajou et en érable, doublée de cuivre", à bord de laquelle l'écrivain, tel Monte Cristo, compte réaliser son rêve ancien de visiter les rivages orientaux. Alexandre Dumas emmène de jeunes compagnons et sa maîtresse Émilie Cordier. Le voyage qui devait être tout au plaisir de la découverte de l'Orient commence en mai à Marseille au milieu de la curiosité générale. Mais la nouvelle de la prise de Palerme par Garibaldi le 27 mai parvient à Dumas, qui avait rencontré le héros peu de temps auparavant et pris ardemment fait et cause pour lui. La croisière dévie : les voyageurs font escale en Sicile. Ils y sont reçus royalement par Garibaldi, son aide de camp le général Türr et ses Chemises rouges. La belle ville de Palerme n'est plus que ruines et barricades aux mains des Chemises rouges.
Garibaldi demande à Dumas :
"Est-ce que vous avez un photographe avec vous ?
– Le premier photographe de Paris, tout simplement : Le Gray.
– Eh bien, faites-lui faire la vue de nos ruines ; il faut que l'Europe sache ces choses-là : deux mille huit cents bombes dans une seule journée !"
Les photographies prises par Le Gray sont en effet envoyées aux journaux de Paris, qui les reproduisent en gravure.
  
 

Les vues de Palerme


   
Palerme. 4. Rue de Tolède à Palerme. Barricade du général Türr Palerme. 5. Rue de Tolède - Palerme
Palerme. 6. Quartier de Castres à Palerme

Ces vues de Palerme se singularisent par l'absence complète de personnages. Elles sont conçues pour la plupart autour de la représentation de barricades : barricades presque militaires dans la science de leur construction, avec l'empilement des sacs de sable et les pierres régulières entre lesquels sont dégagées des meurtrières pour les canons, barricade réduite à une accumulation de terre et de pavés, ou à celle de simples débris. Il n'est pas jusqu'aux ruines du palais Carini qui n'évoquent une barricade en devenir. En centrant ses images de Palerme dévastée sur les barricades bloquant les rues autant que sur les destructions occasionnées par le bombardement, Le Gray participe d'une mythologie de l'émeute, au même titre qu'un Meissonier pour qui les terribles journées de Juin se résument à un vain et inutile entassement de pavés. Par là il se montre réellement peintre d'histoire (que dire des statues, témoins muets des destructions qui les ont épargnées ?), sans oublier pour autant qu'il est avant tout photographe. On retrouve dans ses vues de Palerme des effets semblables à ceux qu'il avait utilisés une dizaine d'années plus tôt lors de son travail pour la Mission héliographique : contrastes lumineux qui isolent subjectivement une partie du bâtiment représenté, souci du détail architectural significatif.
 
Palerme. 3. Palais Carini

Palerme. 2. Cathédrale de Palerme Palerme. 1. Vue générale de Palerme

Le destin de Le Gray bascule


Baalbek, péristyle du temple de Bacchus
Emilie Cordier et Alexandre Dumas (détail : Les convives chez Alphonse Karr)
 

Arrivés le 10 juin, Dumas et ses compagnons oublient leur croisière et partent pour Catane avec une colonne de volontaires sous les ordres de Türr. Finalement, on rembarquera le 7 juillet sur l'Emma pour gagner Malte. Avant de quitter la Sicile, Dumas a proposé à Garibaldi de rentrer en France lui acheter des fusils : "Si vous dites oui, j'ajourne mon voyage en Asie et je fais le reste de la campagne avec vous."

À Malte, le 13 juillet, Dumas abandonne sur le quai du port de La Valette Le Gray et deux autres compagnons, Édouard Lockroy et le docteur Natalis Albanel. La séparation est la conséquence d'une sombre querelle suscitée par Émilie Cordier – "on a été tout près de tirer l'épée". L'aventure avec Dumas, romanesque de bout en bout, s'achève. Et le destin de Le Gray bascule pour toujours.
Abandonné à Malte, Le Gray gagne la Syrie avec ses deux compagnons. Il photographie des épisodes des troubles qui opposent alors chrétiens maronites et musulmans druses, et envoie ses épreuves aux journaux français. Il s'installe aussi quelques temps dans les ruines du temple de Jupiter à Baalbek dont il prend de belles vues.

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