La ligne, le volume et l'espace
par Sylvie Aubenas

Le Gray, loin de céder à la facilité technique ou de ménager une telle part au hasard, transpose en photographie le mode opératoire d'un peintre formé à bonne école, qui dissocie fondamentalement la composition et l'exécution. Le cliché est pensé, caressé, mûri avant la prise de vue ; il n'est fixé qu'au terme d'un processus mental complexe d'appropriation d'une parcelle de réalité, à l'instant où le cadrage et l'éclairage ont atteint, dans le jugement de l'artiste, un optimum. Cette maîtrise et cette économie ont permis à Le Gray de concentrer la richesse de son inspiration dans des œuvres au total peu nombreuses, mais d'une force visuelle inégalée. Il ne livre que ce qu'il estime abouti : rien d'approximatif, rien qui puisse dévaluer l'idée qu'il se fait de la nature artistique de la photographie. Ses principes, sinon ses procédés, préfigurent en tout point ceux des pictorialistes : en réaction contre la banalité des photographies qui déferlent à la fin du siècle, ceux-ci choisiront de réaffirmer sa nature artistique en agissant précisément comme l'avait fait Le Gray dès le début des années 1850.

Fontainebleau.  Hêtre
   
Fontainebleau.  Chêne creux dans une clairière Fontainebleau.  Chêne rogneux près du carrefour de l'Épine
Fontainebleau.  Étude d'arbre dans une clairière

Les œuvres les plus fortes de Le Gray à Fontainebleau, ses arbres aux formes particulièrement originales, sont sans véritable équivalent dans la peinture contemporaine. On trouve alors, à vrai dire, des "portraits d'arbres" comme on a des "paysages-portraits", arbres connus, réputés pour leur âge ou leur symbolique : ainsi, à Fontainebleau, Le Rageur, souvent traité par Corot, ou le chêne de Flagey, appelé aussi chêne de Vercingétorix, peint par Courbet en 1864. Théodore Rousseau également peignit des arbres isolés dans Groupe de chênes, Apremont, un tableau exactement contemporain des travaux de Le Gray. Cependant les analogies de composition ne doivent pas abuser : l'esprit de Le Gray apparaît très différent. Il n'y a chez lui aucune volonté narrative, pas de sous-entendu historique, ni même de mise en valeur de l'arbre par son inclusion dans un large paysage. Il n'ouvre pas sur les lointains, comme Courbet ou comme Rousseau, qu'il bloque la perspective en choisissant une prise de vue basse et très rapprochée, ou qu'il laisse l'arrière-plan dans le flou. Le ciel peut se distinguer au travers des feuillages, il reste très secondaire. Tout l'accent est mis sur l'arbre, sur sa silhouette grâce à la composition d'ensemble, mais aussi sur le détail même de son apparence. Et pourtant il ne s'agit pas non plus d'études : la monumentalité de la composition hisse chacune de ces photographies au rang d'une œuvre achevée, ajoutant la qualité esthétique à l'aspect strictement documentaire. Le Gray se montre là autant peintre que photographe : dans le choix et le traitement du sujet tout d'abord, qui évoquent des tableaux ou des genres connus, mais en en proposant une autre approche. Dans son travail technique ensuite : on sait que ces Arbres correspondent au moment où, passant au collodion humide, il raffine les effets de matière en travaillant sur négatifs papier les tirages de ses négatifs verre. La comparaison des épreuves montre bien, par ailleurs, qu'une œuvre aussi significative que Le Pavé de Chailly a subi de nombreuses modifications à Paris même, en particulier par des changements de ciel, Le Gray combinant plusieurs prises de vue, donc plusieurs moments, puisqu'il associe un négatif papier produit vers 1852 à des négatifs verre produits eux en 1856, le tout ayant été tiré entre 1856 et 1859 : une démarche qui s'apparente étroitement, en définitive, à l'exécution d'un paysage composé dans le rapport entre le travail en plein air et le travail en atelier, où se crée la composition définitive – démarche qu'on retrouve dans ses marines.

Fontainebleau.  Perspective du pavé de Chailly, ciel nuageux Fontainebleau.  Perspective du pavé de Chailly, autre ciel nuageux