Unir la science à l'art : le chimiste et l'inventeur
par Sylvie Aubenas

Fontainebleau.  Étude de troncs
Fontainebleau.  Hêtre
Brick au clair de lune

De l'avis de tous les contemporains de Le Gray, chez lui l'artiste se double d'un savant. Homme de laboratoire et d'expérimentations, il accorde une importance primordiale aux manipulations complexes qui sont le lot des photographes de la période primitive. Ses recherches aboutissent à deux inventions essentielles dans l'histoire des techniques photographiques : le négatif sur verre au collodion en 1850 (une polémique existe entre lui et l'anglais Scott Archer sur la primauté de cette découverte qui doit en fait à chacun d'eux) et le négatif sur papier ciré sec en 1851. La découverte récente des grands négatifs sur verre de ses vues de Paris permet de présenter des exemples de ces objets spectaculaires associés aux tirages qui en sont issus.
S'il abandonne presque totalement le papier pour le verre durant la période de son atelier du boulevard des Capucines, c'est en partie une concession aux impératifs commerciaux dictés par la mode et par la nécessaire rapidité d'exécution. Mais, à l'opposé de la banalité où le collodion faisait sombrer beaucoup de photographes autour de lui, l'œuvre réalisée par Le Gray entre 1856 et 1859 en tire parti pour aborder des sujets nouveaux, aux éclairages complexes, et qui se prêtent beaucoup mieux au négatif sur verre, plus rapide, plus sensible, plus clair que le calotype.
Les vues du camp de Châlons auraient été plus difficiles et plus hasardeuses sur papier ciré sec. Celles de la forêt de Fontainebleau, en changeant de support, changent de cadrage : le verre ne permettant pas le sacrifice nécessaire de détails trop envahissants, Le Gray s'essaie aux plans rapprochés, comme l'étude géométrique de trois troncs d'arbre, voire au gros plan sur le pied d'un hêtre monumental, la mise au point laissant dans un flou lumineux les alentours. Quant aux marines, elles sont l'exemple parfait de la technique du collodion mise au service de l'esthétique. En 1857, à l'exposition de la Société française de photographie, Le Gray présente même simultanément, du Brick au clair de lune, un tirage sur papier albuminé et une épreuve positive sur verre, pure démonstration de virtuosité.

Marine, bateau quittant le port
Étude de nuages, clair-obscur
N° 19 - Grande lame Méditerranée

Il publie entre 1850 et 1854 quatre manuels résumés de ses recherches et de ses expériences qui sont des références pour tous les photographes du temps.
Outre sa maîtrise et sa rapidité dans l'utilisation des négatifs sur papier ciré sec, la virtuosité de Le Gray et sa préoccupation dans les années 1855-1859 s'exerce sur l'utilisation du négatif sur verre au collodion. Mais la marque personnelle qu'il imprime au collodion est la combinaison des négatifs.
En effet, dans les vues extérieures, les contraintes du temps de pose imposaient en général de sacrifier le ciel, constamment surexposé ; le résultat était d'un gris terne, comme plombé. On repeignait donc le ciel en noir sur le négatif afin d'obtenir un blanc propre au tirage ; au mieux, on ajoutait également au négatif quelques nuages peints. Grâce à des temps de pose toujours plus courts, Le Gray parvient dans certains clichés à photographier simultanément de manière satisfaisante le ciel et la terre (ou la mer). Mais il innove surtout en tirant successivement sur une même épreuve les parties complémentaires de deux négatifs : le paysage (ou la mer) et un ciel de son choix, lumineux et animé de nuages, qu'il a photographié par ailleurs.
Et un nuage particulièrement réussi se retrouve dans nombre de vues. Mieux encore, adaptant jusqu'au bout la technique au sujet, Le Gray tire des paysages d'après négatif sur papier en leur superposant des ciels moutonnants issus de négatifs sur verre, plus sensibles. Son goût de l'expérimentation, acrobatique dans ce cas, ne contredit pas les exigences du commerce : les marines et paysages de Le Gray se vendent bien.

La Vague brisée. Mer Méditerranée n° 15  

Mais la clé de voûte, le but final de ces recherches est de fournir des épreuves de grande qualité esthétique et artistique. Jamais Le Gray ne présente un nouveau procédé, un tour de main ingénieux sans en déduire l'effet sur la beauté des images. Le souci d'obtenir des tons riches et variés, de la profondeur dans les demi-teintes, l'adéquation de certains procédés au rendu de certains sujets, toutes ces préoccupations esthétiques reviennent comme des leitmotiv dans ses écrits. La variété lexicale qu'il déploie pour décrire les couleurs obtenues est celle du peintre : la photographie du XIXe siècle que l'on imagine souvent noir et blanc ou encore "sépia" peut en effet grâce à la subtilité des manipulations chimiques prendre des couleurs extrêmement variées.
Le savant et l'artiste ne firent pas toujours bon ménage, guère plus que l'artiste et le commerçant. Le laboratoire de chimie puis l'atelier de portraits retinrent Le Gray au détriment de son œuvre, et le photographe se révéla assez peu doué pour faire de l'argent. Pourtant, la rareté de ses clichés, jointe à la splendeur des tirages – doués par leur chimie d'une qualité peu commune de conservation –, est ce qui les a rendus, aujourd'hui, d'autant plus recherchés. Que Le Gray ait parié sur la postérité qui consacre les maîtres, ou qu'il ait seulement suivi la pente qui le portait à faire toujours mieux, c'est à la fin du XXe siècle que son culte intransigeant de la perfection a porté ses fruits.

 
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