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L'insulaire

Cosmographie maritime et expansion européenne à la Renaissance
Par Georges Tolias (texte traduit de l’anglais par Laurent Bury)

Des îles grecques à l'atlas universel des îles du monde

L’insulaire, ou « livre des îles » (insularium en latin, isolario en italien) est un genre littéraire géographique qui s’épanouit à l’époque des grandes découvertes. Il s’agit d’un récit cosmographique maritime nouveau, une encyclopédie éclectique d’îles cartographiées, qui propose un système inédit pour représenter l’espace maritime situé au-delà des rivages continentaux que décrivent les cartes portulans.
Les îles ont toujours été associées aux notions de voyage, d’exploration et d’expansion territoriale, et l’inventeur du genre, le moine florentin Cristoforo Buondelmonti, offre un bon exemple de ce que peut être le projet sous-jacent de l’insulaire1. Son Liber insularum Archipelagi2, composé à Rhodes ou à Constantinople vers 1420, contient des descriptions et des cartes des îles de la mer Ionienne et de la mer Égée ainsi que de sites importants de la côte, comme Constantinople, Gallipoli, l’Attique ou les détroits de la mer Noire. À l’époque où il a été écrit, les Turcs ottomans défiaient les seigneurs vénitiens, génois ou francs, menaçant leurs colonies de la Méditerranée orientale, annexes féodales installées sur les débris de l’Empire byzantin après la quatrième croisade (1204). Buondelmonti proposait une récupération érudite de l’Orient grec par le biais d’une quête du passé et du présent latin des îles de l’Archipel. Sa source principale, son compagnon de voyage privilégié, sinon son guide, était Virgile, dont il citait les vers évoquant ces régions aussi souvent qu’il le pouvait. Cet écho omniprésent transforme le Liber insularum Archipelagi en une sorte de commentaire géographique des pérégrinations d’Énée dans les îles grecques et promeut une vision de l’Archipel comme région partageant l’héritage de Rome.
Buondelmonti amorçait une approche géographique de l’espace maritime, une narration géographique nouvelle qui s’éloignait de la représentation des mers à partir du contour défini par les côtes telle qu’elle était fournie par les cartes portulans. Le Liber insularum se concentre sur le contenu des mers, discontinu et fragmenté. Et il n’est dès lors pas surprenant qu’en cette époque d’ouverture des horizons marins, il ait engendré une riche tradition. Des dizaines de copies de l’œuvre ont circulé au XVe siècle en différentes langues : dans certaines versions ont été ajoutées les grandes îles méditerranéennes, Sicile, Sardaigne et Corse. L’atlas des îles grecques devenait progressivement un atlas de la Méditerranée.
 
Ce processus de transformation du Liber insularum de Buondelmonti conduisit à l’Insularium illustratum, composé à Florence entre 1480 et 1490 par Henricus Martellus Germanus, un érudit allemand également connu pour ses somptueuses copies de la Géographie de Ptolémée que complétaient des cartes modernes. Dans l’insulaire de Martellus, la géopolitique est renforcée par l’ajout d’une carte de Chypre, récemment passée sous contrôle vénitien, et de plans des bastions latins de l’Archipel, Rhodes (chevaliers de Saint-Jean) et Chio (seigneurs génois). Outre les cartes de Buondelmonti, l’Insularium illustratum comprend des cartes d’îles méditerranéennes plus grandes, de l’Angleterre, de l’Irlande, de Ceylan et du Japon, ainsi que des quatre péninsules méditerranéennes (Espagne, Italie, Balkans et Asie Mineure), de la Scandinavie, de la Palestine, de la France et de l’Allemagne, trois cartes nautiques (côte atlantique de l’Europe, Méditerranée, mer Noire et Caspienne), plus une carte du monde. L’insulaire des îles du Levant, devenu peu à peu atlas des îles de la Méditerranée, se transformait finalement en atlas universel des îles du monde. L’Insularium illustratum constitue un précis cartographique de l’évolution de l’image du monde à la veille des grandes découvertes en ce qu’il offre un rapport provisoire sur les explorations en cours.
Dans ce contexte de développement rapide de l’exploration océanique, l’insulaire connut un glissement vers l’ouest, comme le montre l’insulaire portugais de Valentim Fernandes, marchand et imprimeur morave attiré à Lisbonne par les découvertes portugaises et par les perspectives commerciales de l’expansion maritime à la fin du XVe siècle. Fernandes, qui représentait la maison allemande Welser, fut appointé par le roi du Portugal comme agent pour le commerce des épices avec l’Allemagne. En tant qu’imprimeur, Fernandes publia surtout des livres religieux, mais aussi les voyages de Marco Polo et de Nicolò de’ Conti (1502). Son ouvrage manuscrit sur les îles, avec une introduction où Fernandes présente Lisbonne comme la future capitale du commerce maritime international, fut envoyé au grand humaniste allemand Konrad Peutinger avec d’autres documents relatifs aux explorations : roteiros et descriptions des découvertes des Portugais et de leur expansion outre-mer. L’ensemble, compilé en 1507 sous le titre As ilhas do mar oceano et baptisé par Peutinger De insulis et peregrinatione Lusitanorum, contient trente et une cartes et descriptions des îles de l’Atlantique, regroupées en deux sections, les îles Canaries et les îles du Cap-Vert.
 
L’influence de l’insulaire est tout aussi évidente dans la production méditerranéenne de portulans au XVIe siècle, qu’elle soit occidentale ou ottomane. Les atlas manuscrits nautiques produits dans des ateliers vénitiens par Battista Agnese, Giorgio Sideri, Diogo Homem ou Antonio Millo incluaient plusieurs cartes d’îles3, tandis que Pirî Reis, le grand cartographe ottoman, adoptait le modèle de l’insulaire pour son Kitâb-i bahriyye (Livre de navigation), composé dans les années 1520. Présentation analytique de la Méditerranée, le Kitâb contient de brèves descriptions géographiques illustrées par des cartes, cent trente dans sa version courte, deux cent vingt dans la version longue, qui dépeignent et cartographient des îles, péninsules, villes côtières, côtes et deltas.
L’image maritime, océanique, du monde devait être encore affinée par les isolarii universels que proposèrent deux cosmographes majeurs du XVIe siècle : l’Espagnol Alonso de Santa Cruz et le Français André Thevet. Santa Cruz est un personnage essentiel pour la cartographie de l’expansion maritime espagnole au XVIe siècle. La structure de son Islario general de todas las islas del mundo, achevé vers 1545, est conforme aux conceptions de la mer et des océans développées par le cosmographe4 de Philippe II. L’ouvrage comprend, dans une première partie, 8 grands portulans numérotés, qui présentent les principales mers explorées. Viennent ensuite 102 cartes, d’îles principalement, mais aussi de péninsules et de régions côtières (11 cartes pour le Nord et l’Ouest de l’Europe, 60 pour la Méditerranée, 13 pour l’Afrique et l’Asie, et enfin 18 pour le Pacifique et les deux Amériques). L’Islario general illustre la suprématie mondiale de l’Espagne : plus de 40 cartes sont consacrées aux possessions espagnoles en Méditerranée, en Europe occidentale et en Amérique.
Quant au Grand insulaire et pilotage d’André Thevet, une entreprise colossale qui devait couvrir au moins 263 îles dans toutes les parties du monde, l’ouvrage, un des derniers du cosmographe français, resta sous forme manuscrite du fait de l’instabilité politique du pays, de la perte de protecteurs et de déboires financiers. Thevet réussit cependant à faire graver la plupart des cartes par l’imprimerie de Thomas de Leu, en Flandres, sans doute vers 1586. Le projet d’un atlas de la mer et des océans du monde est affirmé dans la préface du livre, que Thevet présente comme le complément qui fera de ses œuvres cartographiques « un corpus cosmographique accompli ».

L’engouement du grand public

Les insulaires imprimés diffusèrent auprès du grand public l’image de chemins maritimes pavés d’îles et, avec elle, les notions d’exploration et d’expansion outre-mer. Le genre connut alors une véritable vogue. Un premier insulaire imprimé, la Navigation insulaire, que Bartolomeo da li Sonetti publia à Venise vers 1485 ou 1486, était un livre des îles de la mer Égée et de Chypre fidèle aux descriptions de Buondelmonti. Des sonnets descriptifs qui accompagnaient les cartes des îles, cerclées d’un trait de compas émanait un parfum d’aventure et de romance. Puis, en 1528, parut à Venise le Libro […] de tutte l’isole del mondo de Benedetto Bordone, un miniaturiste, graveur et astrologue padouan. Le Libro inclut trois cartes inaugurales (l’Europe avec la Méditerranée, le Levant et une carte ovale du monde d’après Francesco Roselli), suivies de cent sept petites gravures sur bois, réparties en trois sections. La première comprend les cartes d’îles et de péninsules de l’Atlantique rencontrées à partir de la côte européenne en allant vers l’Amérique puis en revenant par les Canaries et les Açores jusqu’à Cadix. La deuxième section contient les îles de la Méditerranée, surtout celles de l’archipel grec, cœur de l’empire maritime vénitien. La troisième présente huit cartes d’îles du Pacifique et de l’océan Indien. Pour cartographier les découvertes, Bordone a adopté le modèle utilisé initialement pour la Méditerranée orientale. Ce modèle, caractérisé par son système d’îles voisines et ses métropoles (Venise et Constantinople), est appliqué aux possessions espagnoles d’Amérique, où la « grande cité de Temixtitan » (Mexico) apparaît comme une ville-île de lagunes, une réplique de Venise, escortée des archipels récemment découverts.
Nous devons à Bordone l’invention du terme isolario et les débuts de l’engouement du grand public pour ce type d’ouvrages. Avec son livre et celui de Bartolomeo da li Sonetti, l’insulaire imprimé s’installa en Vénétie, où il fut en quelque sorte adopté. Ville-île, métropole d’un vaste empire insulaire et colonial en Méditerranée orientale, important centre cartographique du XVIe siècle, Venise était certes l’endroit le plus favorable à l’épanouissement du genre et, effectivement, la majorité des insulaires imprimés du XVIe siècle y parurent, incitant les historiens de la cartographie à percevoir le genre comme une spécialité locale. Et pourtant, on l’a vu, les grands développements de son histoire avaient eu lieu ailleurs, l’insulaire ne devenant un produit strictement vénitien que dans sa dernière phase. Plus exactement, il partagea dès lors le sort de Venise : il suivit sa lente décadence et disparut avec elle. Le déclin apparaît dans les insulaires qui circulent après Lépante (1571) pour aviser la population des victoires et des pertes dans le Levant, ou dans le best-seller du genre, L’Isole piu famose del mondo, publié à Venise en 1572 : dans cette anthologie d’îles composée par l’érudit Thomaso Porcacchi et illustrée de cartes gravées sur cuivre par Girolamo Porro, l’espace maritime est émietté et la géographie régresse, laissant la place à l’histoire et au merveilleux. L’insulaire est une production des débuts de la culture géographique moderne, un projet de la Renaissance qui n’a pas survécu au Siècle des lumières, sans évoluer non plus vers un autre support géographique descriptif et cartographique. Malgré les efforts de Boschini et de Coronelli pour ressusciter la tradition vénitienne dans la seconde partie du XVIIe siècle, l’insulaire doit être considéré comme un genre de transition, dont l’histoire pourrait servir à illustrer les tâtonnements dans la compréhension et la perception de l’espace maritime à une époque de rapide expansion et de changement radical dans la façon de concevoir le monde.
Notes
1. Un insulaire primitif, sans cartes, avait déjà été proposé par l'érudit florentin Domenico Silvestri vers 1380 : le De insulis, un dictionnaire d'îles et de presqu'îles à la manière du De montibus, silvis, fontibus de Boccace.
2. « Archipel » désigne ici l'ensemble des îles grecques.
3. Au lieu de s'en tenir aux côtes, les grands atlas nautiques de l'atelier de Battista Agnese, notamment, offrent des cartes de Sicile, Crète, Chypre, Lesbos, Chios, Rhodes ou Malte.
4. Santa Cruz prit part à l'expédition de Sébastien Cabot de 1526 à 1530 et fut nommé cosmographe du roi (1536) et responsable du padrón real, la carte marine officielle produite par la Casa de contratación.
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