Considérations sur les Romains, 1734
Montesquieu (1689-1755)
Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence évoque la Rome antique, ses forces politiques, ses abus et les causes de sa chute. Une réflexion philosophique sur l'histoire romaine que Montesquieu reprend dans De l'Esprit des lois, publié quatorze ans plus tard.
Il ne faut pas prendre de la ville de Rome, dans ses commencements, l’idée que nous donnent les villes que nous voyons aujourd’hui, à moins que ce ne soit de celles de la Crimée, faites pour renfermer le butin, les bestiaux et les fruits de la campagne. Les noms anciens des principaux lieux de Rome ont tous du rapport à cet usage.
La ville n’avait pas même de rues, si l’on n’appelle de ce nom la continuation des chemins qui y aboutissaient. Les maisons étaient placées sans ordre et très petites : car les hommes, toujours au travail ou dans la place publique, ne se tenaient guère dans les maisons.
Mais la grandeur de Rome parut bientôt dans ses édifices publics. Les ouvrages qui ont donné et qui donnent encore aujourd’hui la plus haute idée de sa puissance ont été faits sous les Rois. On commençait déjà à bâtir la ville éternelle.
Romulus et ses successeurs furent presque toujours en guerre avec leurs voisins pour avoir des citoyens, des femmes ou des terres. Ils revenaient dans la ville avec les dépouilles des peuples vaincus : c’étaient des gerbes de blé et des troupeaux ; cela y causait une grande joie. Voilà l’origine des triomphes, qui furent dans la suite la principale cause des grandeurs où cette ville parvint.
Rome accrut beaucoup ses forces par son union avec les Sabins, peuples durs et belliqueux comme les Lacédémoniens, dont ils étaient descendus. Romulus prit leur bouclier, qui était large, au lieu du petit bouclier argien, dont il s’était servi jusqu’alors, et on doit remarquer que ce qui a le plus contribué à rendre les Romains les maîtres du monde, c’est qu’ayant combattu successivement contre tous les peuples ils ont toujours renoncé à leurs usages sitôt qu’ils en ont trouvé de meilleurs.
On pensait alors dans les républiques d’Italie que les traités qu’elles avaient faits avec un roi ne les obligeaient point envers son successeur ; c’était pour elles une espèce de droit des gens. Ainsi tout ce qui avait été soumis par un roi de Rome se prétendait libre sous un autre, et les guerres naissaient toujours des guerres.
Le règne de Numa, long et pacifique, était très propre à laisser Rome dans sa médiocrité, et, si elle eût eu dans ce temps-là un territoire moins borné et une puissance plus grande, il y a apparence que sa fortune eût été fixée pour jamais.
Une des causes de sa prospérité, c’est que ses rois furent tous de grands personnages. On ne trouve point ailleurs, dans les histoires, une suite non interrompue de tels hommes d’État et de tels capitaines.
Dans la naissance des sociétés, ce sont les chefs des républiques qui font l’institution, et c’est ensuite l’institution qui forme les chefs des républiques.
Tarquin prit la couronne sans être élu par le Sénat ni par le peuple. Le pouvoir devenait héréditaire ; il le rendit absolu. Ces deux révolutions furent bientôt suivies d’une troisième.
Son fils Sextus, en violant Lucrèce, fit une chose qui a presque toujours fait chasser les tyrans des villes où ils ont commandé : car le peuple, à qui une action pareille fait si bien sentir sa servitude, prend d’abord une résolution extrême.
Un peuple peut aisément souffrir qu’on exige de lui de nouveaux tributs : il ne sait pas s’il ne retirera point quelque utilité de l’emploi qu’on fera de l’argent qu’on lui demande ; mais, quand on lui fait un affront, il ne sent que son malheur, et il y ajoute l’idée de tous les maux qui sont possibles.
Il est pourtant vrai que la mort de Lucrèce ne fut que l’occasion de la révolution qui arriva ; car un peuple fier, entreprenant, hardi et renfermé dans des murailles, doit nécessairement secouer le joug ou adoucir ses mœurs.
Il devait arriver de deux choses l’une : ou que Rome changerait son gouvernement ; ou qu’elle resterait une petite et pauvre monarchie.
L’histoire moderne nous fournit un exemple de ce qui arriva pour lors à Rome, et ceci est bien remarquable : car, comme les hommes ont eu dans tous les temps les mêmes passions, les occasions qui produisent les grands changements sont différentes, mais les causes sont toujours les mêmes.
Comme Henri VII, roi d’Angleterre, augmenta le pouvoir des Communes pour avilir les Grands, Servius Tullius, avant lui, avait étendu les privilèges du peuple pour abaisser le Sénat ; mais le peuple, devenu d’abord plus hardi, renversa l’une et l’autre monarchie.
Le portrait de Tarquin n’a point été flatté ; son nom n’a échappé à aucun des orateurs qui ont eu à parler contre la tyrannie. Mais sa conduite avant son malheur, que l’on voit qu’il prévoyait, sa douceur pour les peuples vaincus, sa libéralité envers les soldats, cet art qu’il eut d’intéresser tant de gens à sa conservation, ses ouvrages publics, son courage à la guerre, sa constance dans son malheur, une guerre de vingt ans qu’il fit ou qu’il fit faire au peuple romain, sans royaume et sans biens, ses continuelles ressources, font bien voir que ce n’était pas un homme méprisable.
Les places que la postérité donne sont sujettes, comme les autres, aux caprices de la Fortune. Malheur à la réputation de tout prince qui est opprimé par un parti qui devient le dominant, ou qui a tenté de détruire un préjugé qui lui survit !
Rome, ayant chassé les Rois, établit des consuls annuels ; c’est encore ce qui la porta à ce haut degré de puissance. Les princes ont dans leur vie des périodes d’ambition ; après quoi, d’autres passions et l’oisiveté même succèdent. Mais, la République ayant des chefs qui changeaient tous les ans, et qui cherchaient à signaler leur magistrature pour en obtenir de nouvelles, il n’y avait pas un moment de perdu pour l’ambition : ils engageaient le Sénat à proposer au peuple la guerre et lui montraient tous les jours de nouveaux ennemis.
Ce corps y était déjà assez porté de lui-même car, étant fatigué sans cesse par les plaintes et les demandes du peuple, il cherchait à le distraire de ses inquiétudes et à l’occuper au-dehors.
Or la guerre était presque toujours agréable au peuple, parce que, par la sage distribution du butin, on avait trouvé le moyen de la lui rendre utile.
Rome étant une ville sans commerce et presque sans arts, le pillage était le seul moyen que les particuliers eussent pour s’enrichir.
On avait donc mis de la discipline dans la manière de piller, et on y observait à peu près le même ordre qui se pratique aujourd’hui chez les Petits Tartares.
Le butin était mis en commun, et on le distribuait aux soldats. Rien n’était perdu, parce qu’avant de partir chacun avait juré qu’il ne détournerait rien à son profit. Or les Romains étaient le peuple du monde le plus religieux sur le serment, qui fut toujours le nerf de leur discipline militaire.
Enfin, les citoyens qui restaient dans la ville jouissaient aussi des fruits de la victoire. On confisquait une partie des terres du peuple vaincu, dont on faisait deux parts : l’une se vendait au profit du public ; l’autre était distribuée aux pauvres citoyens, sous la charge d’une rente en faveur de la République.
Les consuls, ne pouvant obtenir l’honneur du triomphe que par une conquête ou une victoire, faisaient la guerre avec une impétuosité extrême : on allait droit à l’ennemi, et la force décidait d’abord.
Rome était donc dans une guerre éternelle et toujours violente. Or une nation toujours en guerre, et par principe de gouvernement, devait nécessairement périr ou venir à bout de toutes les autres, qui, tantôt en guerre, tantôt en paix, n’étaient jamais si propres à attaquer, ni si préparées à se défendre.
Par-là, les Romains acquirent une profonde connaissance de l’art militaire. Dans les guerres passagères, la plupart des exemples sont perdus : la paix donne d’autres idées, et on oublie ses fautes et ses vertus mêmes.
Une autre suite du principe de la guerre continuelle fut que les Romains ne firent jamais la paix que vainqueurs. En effet, à quoi bon faire une paix honteuse avec un peuple, pour en aller attaquer un autre ?
Dans cette idée, ils augmentaient toujours leurs prétentions à mesure de leurs défaites ; par-là, ils consternaient les vainqueurs et s’imposaient à eux-mêmes une plus grande nécessité de vaincre.
Toujours exposés aux plus affreuses vengeances, la constance et la valeur leur devinrent nécessaires, et ces vertus ne purent être distinguées chez eux de l’amour de soi-même, de sa famille, de sa patrie et de tout ce qu’il y a de plus cher parmi les hommes.
Les peuples d’Italie n’avaient aucun usage des machines propres à faire les sièges, et, de plus, les soldats n’ayant point de paie, on ne pouvait pas les retenir longtemps devant une place ; ainsi peu de leurs guerres étaient décisives. On se battait pour avoir le pillage du camp ennemi ou de ses terres ; après quoi le vainqueur et le vaincu se retiraient chacun dans sa ville. C’est ce qui fit la résistance des peuples d’Italie et, en même temps, l’opiniâtreté des Romains à les subjuguer ; c’est ce qui donna à ceux-ci des victoires qui ne les corrompirent point, et qui leur laissèrent toute leur pauvreté.
S’ils avaient rapidement conquis toutes les villes voisines, ils se seraient trouvés dans la décadence à l’arrivée de Pyrrhus, des Gaulois et d’Annibal, et, par la destinée de presque tous les états du monde, ils auraient passé trop vite de la pauvreté aux richesses et des richesses à la corruption.
Mais Rome, faisant toujours des efforts et trouvant toujours des obstacles, faisait sentir sa puissance sans pouvoir l’étendre, et, dans une circonférence très petite, elle s’exerçait à des vertus qui devaient être si fatales à l’univers.
Tous les peuples d’Italie n’étaient pas également belliqueux : les Toscans étaient amollis par leurs richesses et par leur luxe ; les Tarentins, les Capouans, presque toutes les villes de la Campanie et de la Grande-Grèce, languissaient dans l’oisiveté et dans les plaisirs. Mais les Latins, les Herniques, les Sabins, les Èques et les Volsques aimaient passionnément la guerre ; ils étaient autour de Rome ; ils lui firent une résistance inconcevable et furent ses maîtres en fait d’opiniâtreté.
Les villes latines étaient des colonies d’Albe qui furent fondées par Latinus Sylvius. Outre une origine commune avec les Romains, elles avaient encore des rites communs, et Servius Tullius les avait engagées à faire bâtir un temple dans Rome, pour être le centre de l’union des deux peuples. Ayant perdu une grande bataille auprès du Lac Régille, elles furent soumises à une alliance et une société de guerres avec les Romains.
On vit manifestement, pendant le peu de temps que dura la tyrannie des Décemvirs, à quel point l’agrandissement de Rome dépendait de sa liberté : l’État sembla avoir perdu l’âme qui le faisait mouvoir.
Il n’y eut plus dans la Ville que deux sortes de gens : ceux qui souffraient la servitude, et ceux qui, pour leurs intérêts particuliers, cherchaient à la faire souffrir. Les sénateurs se retirèrent de Rome comme d’une ville étrangère, et les peuples voisins ne trouvèrent de résistance nulle part.
Le Sénat ayant eu le moyen de donner une paie aux soldats, le siège de Veïes fut entrepris ; il dura dix ans. On vit un nouvel art chez les Romains et une autre manière de faire la guerre : leurs succès furent plus éclatants ; ils profitèrent mieux de leurs victoires ; ils firent de plus grandes conquêtes ; ils envoyèrent plus de colonies ; enfin, la prise de Veïes fut une espèce de révolution.
Mais les travaux ne furent pas moindres. S’ils portèrent de plus rudes coups aux Toscans, aux Èques et aux Volsques, cela même fit que les Latins et les Herniques, leurs alliés, qui avaient les mêmes armes et la même discipline qu’eux, les abandonnèrent ; que des ligues se formèrent chez les Toscans ; et que les Samnites, les plus belliqueux de tous les peuples de l’Italie, leur firent la guerre avec fureur.
Depuis l’établissement de la paye, le Sénat ne distribua plus aux soldats les terres des peuples vaincus ; il imposa d’autres conditions : il les obligea, par exemple, de fournir à l’armée une solde pendant un certain temps, de lui donner du blé et des habits.
La prise de Rome par les Gaulois ne lui ôta rien de ses forces : l’armée, plus dissipée que vaincue, se retira presque entière à Veïes ; le peuple se sauva dans les villes voisines ; et l’incendie de la Ville ne fut que l’incendie de quelques cabanes de pasteurs.
Texte intégral sur Gallica : Paris, Firmin-Didot frères, fils et Cie, 1857.