Du principe de la démocratie
Montesquieu, 1748
Il ne faut pas beaucoup de probité, pour qu’un gouvernement monarchique, ou un gouvernement despotique, se maintiennent ou se soutiennent. La force des lois dans l’un, le bras du prince toujours levé dans l’autre, règlent ou contiennent tout. Mais, dans un état populaire, il faut un ressort de plus, qui est la VERTU.
Ce que je dis est confirmé par le corps entier de l’histoire, et est très-conforme à la nature des choses. Car il est clair que, dans une monarchie, où celui qui fait exécuter les lois se juge au-dessus des lois, on a besoin de moins de vertu que dans un gouvernement populaire, où celui qui fait exécuter les lois, sent qu’il y est soumis lui-même, et qu’il en portera le poids.
Il est clair encore que le monarque qui, par mauvais conseil ou par négligence, cesse de faire exécuter les lois, peut aisément réparer le mal ; il n’a qu’à changer de conseil, ou se corriger de cette négligence même. Mais lorsque, dans un gouvernement populaire, les lois ont cessé d’être exécutées, comme cela ne peut venir que de la corruption de la république, l’état est déjà perdu.
Ce fut un assez beau spectacle dans le siècle passé, de voir les efforts impuissants des Anglais pour établir parmi eux la démocratie. Comme ceux qui avoient part aux affaires n’avoient point de vertu, que leur ambition était irritée par le succès de celui qui avait le plus osé, que l’esprit d’une faction n’était réprimé que par l’esprit d’une autre ; le gouvernement changeait sans cesse : le peuple étonné cherchait la démocratie, et ne la trouvait nulle part. Enfin, après bien des mouvements, des chocs et des secousses, il fallut se reposer dans le gouvernement même qu’on avait prescrit.
Quand Sylla voulut rendre à Rome la liberté, elle ne put plus la recevoir ; elle n’avait plus qu’un faible reste de vertu : et, comme elle en eut toujours moins, au lieu de se réveiller après César, Tibère, Caius, Claude, Néron, Domitien, elle fut toujours plus esclave ; tous les coups portèrent sur les tyrans, aucun sur la tyrannie.
Les politiques Grecs, qui vivaient dans le gouvernement populaire, ne reconnaissaient d’autre force qui pût le soutenir, que celle de la vertu. Ceux d’aujourd’hui ne nous parlent que de manufactures, de commerce, de finances, de richesses et de luxe même.
Lorsque cette vertu cesse, l’ambition entre dans les cœurs qui peuvent la recevoir, et l’avarice entre dans tous. Les désirs changent d’objets : ce qu’on aimait, on ne l’aime plus. On était libre avec les lois, on veut, être libre contre elles. Chaque citoyen est comme un esclave échappé de la maison de son maitre. Ce qui était maxime, on l’appelle rigueur ; ce qui était règle, on l’appelle gêne ; ce qui était attention, on l’appelle crainte. C’est la frugalité qui y est l’avarice, et non pas le désir d’avoir. Autrefois le bien des particuliers faisait le trésor public ; mais, pour lors, le trésor public devient le patrimoine des particuliers. La république est une dépouille ; et sa force n’est plus que le pouvoir de quelques citoyens et la licence de tous.
Athènes eut dans son sein les mêmes forces pendant qu’elle domina avec tant de gloire, et pendant qu’elle servit avec tant de honte. Elle avait vingt mille citoyens, lorsqu’elle défendit les Grecs contre les Perses, qu’elle disputa l’empire à Lacédémone, et qu’elle attaqua la Sicile. Elle en avait vingt mille, lorsque Démétrius de Phalère les dénombra comme dans un marché l’on compte les esclaves. Quand Philippe osa dominer dans la Grèce, quand il parut aux portes d’Athènes, elle n’avait encore perdu que le temps. On peut voir, dans Démosthène, quelle peine il fallut pour la réveiller : on y craignait Philippe, non pas comme l’ennemi de la liberté, mais des plaisirs. Cette ville, qui avait résisté à tant de défaites, qu’on avait vu renaître après les destructions, fut vaincue à Chéronée, et le fut pour toujours. Qu’importe que Philippe renvoie tous les prisonniers. Il ne renvoie pas des hommes. Il était toujours aussi aisé de triompher des forces d’Athènes, qu’il était difficile de triompher de sa vertu.
Comment Carthage aurait-elle pu se soutenir ? Lorsqu’Annibal, devenu prêteur, voulut empêcher les magistrats de piller la république, n’allèrent-ils pas l’accuser devant les Romains ? Malheureux, qui voulaient être citoyens sans qu’il y eût de cité, et tenir leurs richesses de la main de leurs destructeurs ! Bientôt Rome leur demanda pour otages trois cens de leurs principaux citoyens ; elle se fit livrer les armes et les vaisseaux, et ensuite leur déclara la guerre. Par les choses que fit le désespoir dans Carthage désarmée, on peut juger de ce qu’elle aurait pu faire avec sa vertu, lorsqu’elle avait ses forces.
Texte intégral sur Gallica : Firmin-Didot frères, fils et Cie (Paris), 1857