Histoire des deux Indes
L'abbé Raynal, 1770
Mais les nègres sont une espèce d’hommes nés pour l’esclavage. Ils sont bornés, fourbes, méchants ; ils conviennent eux-mêmes de la supériorité de notre intelligence, et reconnaissent presque la justice de notre empire.
Les nègres sont bornés, parce que l’esclavage brise tous les ressorts de l’âme. Ils sont méchants : pas assez avec vous. Ils sont fourbes, parce qu’on ne doit pas la vérité à des tyrans. Ils reconnaissent la supériorité de notre esprit, parce que nous avons perpétué leur ignorance ; la justice de notre empire, parce que nous avons abusé de leur faiblesse. Dans l’impossibilité de maintenir notre supériorité par la force, une criminelle politique s’est rejetée sur la ruse. Vous êtes presque parvenus à leur persuader qu’ils étaient une espèce singulière, née pour l’abjection et la dépendance, pour le travail et le châtiment. Vous n’avez rien négligé, pour dégrader ces malheureux, et vous leur reprochez ensuite d’être vils.
Mais ces nègres étaient nés esclaves.
À qui, barbares, ferez-vous croire qu’un homme peut être la propriété d’un souverain ; un fils, la propriété d’un père ; une femme, la propriété d’un mari ; un domestique, la propriété d’un maître ; un esclave, la propriété d’un colon ? Être superbe et dédaigneux qui méconnais tes frères, ne verras-tu jamais que ce mépris rejaillit sur toi ? Ah ! si tu veux que ton orgueil soit noble, aie assez d’élévation pour le placer dans tes rapports nécessaires avec ces malheureux que tu avilis. Un père commun, une âme immortelle, une félicité future : voilà ta véritable gloire, voici aussi la leur.
Mais c’est le gouvernement lui-même qui vend les esclaves.
D’où vient à l’état ce droit ? Le magistrat, quelque absolu qu’il soit, est-il propriétaire des sujets soumis à son empire ? A-t-il d’autre autorité que celle qu’il tient du citoyen ? Et jamais un peuple a-t-il pu donner le privilège de disposer de sa liberté ?
Mais l'esclave a voulu se vendre. S'il s'appartient à lui-même, il a le droit de disposer de lui. S'il est le maître de sa vie, pourquoi ne le serait-il pas de sa liberté ? C'est à lui de se bien apprécier. C'est à lui de stipuler ce qu'il croit valoir. Celui dont il aura reçu le prix convenu l'aura légitimement acquis.
L'homme n'a pas le droit de se vendre, parce qu'il n'a pas celui d'accéder à tout ce qu'un maître injuste, violent et dépravé pourrait exiger de lui. Il appartient à son premier maître, Dieu, dont il n'est jamais affranchi. Celui qui se vend fait avec son acquéreur un pacte illusoire : car il perd la valeur de lui-même.
Texte intégral sur Gallica : Genève, Pellet, 1780.