Discours de la servitude volontaire
Étienne de La Boétie, 1549
Il est hors de doute, je crois, que si nous vivions avec les droits que nous tenons de la nature et d'après les préceptes qu'elle nous enseigne, nous serions naturellement soumis à nos parents, sujets de la raison, sans être esclaves de personne. Chacun de nous reconnaît en soi, tout naturellement, l'impulsion de l'obéissance envers ses père et mère. Quant à savoir si la raison est en nous innée ou non – question débattue amplement par les académies et agitée par toute l'école des philosophes –, je ne pense pas errer en disant qu'il y a dans notre âme un germe naturel de raison. Développé par les bons conseils et les bons exemples, ce germe s'épanouit en vertu, mais il avorte souvent, étouffé par les vices qui surviennent. Ce qu'il y a de clair et d'évident, que personne ne peut ignorer, c'est que la nature, ministre de Dieu, gouvernante des hommes, nous a tous créés et coulés en quelque sorte dans le même moule, pour nous montrer que nous sommes tous égaux, ou plutôt frères. Et si, dans le partage qu'elle a fait de ses dons, elle a prodigué quelques avantages de corps ou d'esprit aux uns plus qu'aux autres, elle n'a cependant pas voulu nous mettre en ce monde comme sur un champ de bataille, et n'a pas envoyé ici bas les plus forts ou les plus adroits comme des brigands armés dans une forêt pour y malmener les plus faibles. Croyons plutôt qu'en faisant ainsi des parts plus grandes aux uns, plus petites aux autres, elle a voulu faire naître en eux l'affection fraternelle et les mettre à même de la pratiquer, puisque les uns ont la puissance de porter secours tandis que les autres ont besoin d'en recevoir. Donc, puisque cette bonne mère nous a donné à tous toute la terre pour demeure, puisqu'elle nous a tous logés dans la même maison, nous a tous formés sur le même modèle afin que chacun pût se regarder et quasiment se reconnaître dans l'autre comme dans un miroir, puisqu'elle nous a fait à tous ce beau présent de la voix et de la parole pour mieux nous rencontrer et fraterniser et pour produire, par la communication et l'échange de nos pensées, la communion de nos volontés ; puisqu'elle a cherché par tous les moyens à faire et à resserrer le nœud de notre alliance, de notre société, puisqu'elle a montré en toutes choses qu'elle ne nous voulait pas seulement unis, mais tel un seul être, comment douter alors que nous ne soyons tous naturellement libres, puisque nous sommes tous égaux ? Il ne peut entrer dans l'esprit de personne que la nature ait mis quiconque en servitude, puisqu'elle nous a tous mis en compagnie.
À vrai dire, il est bien inutile de se demander si la liberté est naturelle, puisqu'on ne peut tenir aucun être en servitude sans lui faire tort : il n'y a rien au monde de plus contraire à la nature, toute raisonnable, que l'injustice. La liberté est donc naturelle ; c'est pourquoi, à mon avis, nous ne sommes pas seulement nés avec elle, mais aussi avec la passion de la défendre.
Texte intégral sur Gallica : Paris, Delalain, 1846