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L'âge
démocratique de la représentation de soi
Avec le portrait photographique, le XIXe siècle
ouvre l'âge démocratique de la représentation
de soi. Le portrait peint avait été réservé
à une caste aristocratique, obsédée par
le souci de la lignée, ou à une élite
bourgeoise, soucieuse de poser pour la postérité.
Le portrait photographique s'offre indistinctement à
la foule. Baudelaire le condamne et exècre alors cette
"société immonde [qui] se rua, comme un
seul Narcisse, pour contempler sa triviale image sur le métal."
Mais désormais les ateliers de photographes ne désempliront
pas. Le beau jardinier d'Adalbert Cuvelier aurait-il eu les
honneurs d'une toile peinte ? Grâce à ce
petit "monument" portatif, combien de milliards
de souvenirs d'inconnus, de proches ou de célébrités
ont donc été produits ? Placardés,
affichés, insérés dans combien de bureaux,
de chambres, de portefeuilles ? Voici le portrait photographique :
objet ordinaire, occupant mille places dans le décor
quotidien des existences, mais aussi pratique photographique
à la croisée de l'œuvre d'artiste et de
l'habitude du photographe amateur.
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Coïncidence de l'apparition d'une technique et des progrès
de l'individualisme
Objet fétiche de l'art et de la pratique photographique,
construit, à l'origine, sur la coïncidence historique
de l'apparition d'une technique et des progrès de l'individualisme,
le photo-portrait est à la fois célébration
du sujet - un art de la personne - et genre artistique,
- un art de l'image. Et cette double nature porte aussi bien
vers les rêveries biographiques que vers la contemplation
esthétique. Devant un célèbre portrait
d'enfant, Roland Barthes écrit : "Il est
possible qu'Ernest, jeune écolier photographié
en 1931 par Kertész, vive encore aujourd'hui (mais
où ? comment ? quel roman !)".
Et le narrateur d'À la recherche de temps perdu
rêve, pour sa part, devant la photographie de la duchesse
de Guermantes. D'abord fasciné par le personnage social
de l'aristocrate, il est bientôt absorbé par
la contemplation abstraite des formes, des lignes, des surfaces.
Le désir de la mondanité cède la place
à l'adoration esthétique et transforme le jeune
Marcel en un esthète subitement converti à la
religion de la beauté. Comment accommoder ce regard,
écartelé entre ces deux visées ?
Comment le reconstruire au-delà de ce qui le divise ?
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Petite
phénoménologie du portrait
Amusons-nous à imaginer une petite phénoménologie
du portrait. Que regarder dans le portrait photographique ? Au centre d'un triangle dont les trois pointes seraient
formées par le modèle, le photographe et le
spectateur, le portrait fait varier les points de vue. D'abord,
le point de vue du modèle : qui est donc celui dont
on tire le portrait (étymologiquement "portrait"
est composé de l'intensif "pour" et de "tirer"
- mais que tire-t-on du modèle ?) ? Puis, le point
du vue du photographe : a-t-il prévenu son modèle
ou bien l'a-t-il surpris ? Qu'ajoute-t-il au réel qui
signe sa manière ? Enfin, le point de vue du spectateur : d'où lui vient cet amour du portrait ?
De ces trois perspectives, celle du "modèle"
paraît s'imposer avec le plus d'évidence. Car,
à l'origine, c'est l'amour du modèle, la fidélité
quasi amoureuse - comme le suggère Pline dans l'histoire
légendaire des origines du portrait - qui inspire ce
désir. Aussi est-ce sur ce terrain que se développe
la première production : des images pour s'identifier,
se reconnaître, mais aussi pour identifier et reconnaître.
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S'identifier,
se connaître
La photographie de portrait permet, en effet, à chacun
de se connaître. L'individu, empêché physiquement
de se voir lui-même cherche les moyens d'y parvenir.
D'abord à travers des miroirs naturels : Narcisse et
son reflet dans l'eau. Plus tard, à travers des miroirs
artificiels, rares et réservés, qui ne rendront
commune l'image de soi qu'avec l'invention de la technique
du miroir moderne par les ateliers de Murano au XVIe siècle.
Un miroir qui se souvient
Enfin, la photographie - "miroir qui se souvient"
selon l'expression de Robert de Montesquiou - parachève
la trajectoire de ce photo-narcissisme.
Des cartes-de-visite d'Eugène Disdéri aux photomatons
et jusqu'aux recherches les plus abouties de l'esthétique
contemporaine, le portrait-miroir, saisi dans la frontalité
la plus crue, constitue le cadre anthropologique de référence.
Le portrait s'y superpose exactement au visage et vérifie
l'identité, la coïncidence d'un sentiment de soi
et d'une image physique.
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Le
visage mis à nu
Programme d'absence du moi que les séries de Philippe
Pache paraissent vouloir réaliser. Le portrait de
Stéphanie, par exemple, a la neutralité parfaite
d'une photo d'identité. Frontalité, yeux grand
ouverts face à l'objectif, cou largement découvert :
la tête s'offre dans sa plus grande nudité. La
lumière qui baigne cette face par le côté
la révèle sans la dramatiser. Et l'ombre qui partage
le visage n'y fait que déployer le relief.
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Pourtant, cette tentative limite de faire apparaître
la "vie nue", de retrouver le premier visage du
sujet - peut-être celui du nourrisson -, s'annule dans
l'inévitable boucle dialectique qui détecte,
sous tout visage, le masque. La transparence angélique,
l'apparent dénuement expressif, l'extraordinaire frugalité
de la prise de vue ne dissimulent-ils pas la dernière
ruse du portrait ? C'est que cet archi-visage n'est jamais
mieux atteint probablement que dans le portrait, dérobé
dans les rues de New York en 1916 par Paul Strand, d'une femme
aveugle : voici le modèle premier, le visage sans
l'autre, le visage à l'état de nature, qui n'a
jamais été modelé ni corrompu par la
comédie humaine.
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Identifier,
reconnaître
S'identifier, se connaître. Mais aussi identifier, reconnaître :
historiquement, c'est la question de l'identification - classement
et contrôle social - qui occupe la première production
de portraits. La photographie - associée au nom - ouvre
la possibilité d'une vision panoramique et exacte de
la population.
Classement et contrôle social
Mais l'identification, multipliée par les possibilités
techniques qu'apporte ce nouveau médium, vient combler
des attentes imprévues. Ainsi est-il interdit depuis
1832 de marquer les détenus au fer rouge. Il faut alors
inventer un système qui permette d'identifier les récidivistes.
Alphonse Bertillon, avec d'autres, construit à partir
des photographies de détenus, prises de face et de
profil, une méthode efficace de reconnaissance.
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Avec quatre-vingt-dix mille clichés, Bertillon dispose
en 1890, au moment où paraît son livre La
Photographie judiciaire, d'une véritable bibliothèque
de têtes qui engendre le fantasme d'une description
physique du mal social, d'une cartomancie de la face criminelle.
Dans cette démarche, l'individu disparaît sous
le type. Le modèle original laisse place à un
moule originel. Ici encore, la quête de l'archi-visage
inspire la photographie. Mais un archi-visage qui serait,
pour reprendre la double signification de l'arkhé,
moins "origine" que "commandement", programme
de comportement, stéréotypé dans quelques
traits. La physiognomonie, criminelle ou non, a pu ainsi compter
sur un auxiliaire de choix dans la photographie, qui non seulement
illustre, mais démonte et démontre - comme le
font les Portraits du comédien Carl Michel,
réalisés par Nicola Tongerx - la mécanique
du vivant.
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Au-delà d'une ressemblance acquise
Si, avec la peinture, la ressemblance est conquise, avec la
photographie, la ressemblance est acquise. Elle n'est pas
un but, mais une donnée. Peut-on encore parler d'ailleurs
de "ressemblance» quand elle est abolie par la
"reproduction" à l'identique ? Quoi
qu'il en soit, ce miracle de la reproduction, en assurant
au portrait la garantie parfaite du "trait pour trait",
a conforté la logique de l'identité et de la
reconnaissance dans les premiers temps. Puis la photographie
s'est employée à conquérir son autonomie
par rapport à la fatalité de l'identique. Pour
être un art, en effet, il lui faut faire la preuve de
sa capacité transformatrice. Les photographes, maintenus
dans la stricte observance du réel, ont dû forcer
le verrou de l'illusion mimétique. Le point de vue
du photographe a pris le relais pour infléchir le programme
photographique : ne plus "tirer" le portrait,
mais tourner autour, s'inscrire dans la périphérie,
dans une sorte de marginalité.
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Jeux
de cache-cache
Sans aller jusqu'à oublier le visage - à l'instar
de la démarche radicale du photographe américain
John Copans qui, depuis 1984, intitule délibérément
autoportraits des gros plans sur un pied, une main, une oreille
-, cette libération conduit le photographe à
échapper à l'évidence du visage. Nadar
donne à cette volonté d'évitement la
forme ironique, voire burlesque, d'une nuque de femme. Celle
de l'actrice Marie Laurent, immortalisée vers 1856.
Dans une sorte de cache-cache voluptueux avec la face, l'artiste
semble renverser, par une pirouette rhétorique, les
perceptions : trop abîmée par les mimiques
du jeu social - dans ce cas précis, celles du théâtre
- la face peine à recueillir la vérité
du sujet. Seul son envers (le dos "inconscient "),
demeuré intact et exempt de toute éducation,
est en mesure d'offrir un accès authentique au sujet.
Ce contre-pied provocateur constituerait, pour un peu, le
manifeste politique du refus (tourner le dos) de la parade
sociale que célèbre alors la société
dorée du Second Empire.
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Le
recours à la mise en scène
Moins radical que cette échappatoire, le recours à
la mise en scène met en concurrence le visage avec
son hors-cadre - qu'il s'agisse du cadre étroit :
le visage capteur (nez, bouche, yeux), ou du cadre élargi :
le visage contour (la tête). Le visage cesse d'être
le concept unificateur du portrait. Tous les jeux sur le dédoublement,
la démultiplication des reflets, contribuent à
ruiner ainsi la centralité du visage dans le portrait.
Le bel Autoportrait au miroir de Dieter Appelt, s'il multiplie
la tête, multiplie aussi les impossibilités à
en apercevoir le visage en ajoutant à cette dispersion
la caution, discrètement suggérée, de
l'Ecclésiaste : "Tout n'est que buée."
Moderne vanité.
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Oublier
le visage
Le Portrait de jeune homme, de John Léo (dit
Jean) Reutlinger, daté de 1911 consacre cet abandon
du dieu visage. Cette image extraordinairement concertée,
classique dans sa facture de composition flamande, mêlant
portrait et nature morte à la cruche, combinant les
jeux de reflets sur les blancs et les zones mates, présente
sur une même ligne, un même plan, et à
même hauteur les trois regards : celui de la peinture,
de la photographie et du miroir. La petite copie de L'Homme
au gant de Titien (référence historique
dans l'art du portrait) accompagne sans ciller et de loin,
par l'effet d'une transitivité des regards, la transition
qui s'effectue, sous nos yeux, d'un art du portrait peint
à un art du portrait photographié. Mais déjà
ce pacte de transmission paraît devoir être inquiété
et rompu. Comme un écho parasite, la présence
du miroir - reflet ici de l'absence - rappelle que tout visage
ne prend vie que dans la perception d'un tiers et que, faute
de cet autre, il demeure (comme l'atteste l'étymologie
- visus, ce qui est vu) une forme vide en attente
de sens. Et, d'une manière plus visionnaire encore,
qu'avec la surface vaine de ce miroir, c'est l'effacement
de la figure qui est programmé par le XXe siècle. Cet adieu au visage jette le trouble dans l'œil
mal assuré du jeune homme, dans sa solitude de liane
humaine, dont le cou, déjà raidi par le col
amidonné de la chemise blanche du condamné,
semble attendre l'exécution.
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La
désacralisation du visage humain
Avec la tranquillité d'une image apparemment classique,
la photo de Reutlinger initie le processus d'une désacralisation
du visage humain et sape ainsi le socle culturel de la représentation.
Ces vingt centimètres carrés de peau ne sont plus
consacrés : ils ne rendent plus visible désormais,
dans leur chair, la face inaccessible du divin. Le visage de
la créature - visage support - ne répercute plus
l'éclat du voult - visage source - (de vultus,
visage, volte - dérivé d'une racine signifiant
l'envoûtement). Ce divorce ruine définitivement
la possibilité de faire coïncider portrait et visage.
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"Portrait /
visage" : comme le titre de l'exposition l'indique,
portrait coupé du visage, visage coupé, face séparée
à jamais de la face origine, de l'archi-visage christique
à l'imitation duquel les portraits majeurs se sont mesurés.
L'imitation rendue impossible, c'est la possibilité même
de la mimésis qui s'évanouit et entraîne
la disparition de la figure elle-même. La face humaine
- autrefois interface avec le divin - n'est plus que blessure
ouverte, chair offerte à la corruption du temps, matière
disponible à de nouvelles découpes comme dans
les portraits "ophéliens" de Connie Imboden,
à d'inédites déformations, ou matériau
brut propre à un remodelage. |
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Une
régression buccale
Est-ce cette catastrophe qui arrache un cri et ramasse le portrait
autour de la seule bouche, comme dans le portrait de Morel Derfler
ou, plus spectaculairement encore, dans le Brookie scream
de Connie Imboden ? Cette bascule vers la bouche primitive
et hurlante trahit l'affolement du portrait qui quitte ainsi
l'axe, majeur depuis le XVe siècle,
des yeux et de la mise à distance du monde. Cette régression
buccale, Georges Bataille la commente comme le retour de l'animalité :
"Dans les grandes occasions, la vie humaine se concentre
encore bestialement dans la bouche... La terreur et la souffrance
atroce font de la bouche l'organe de cris déchirants.
Il est facile d'observer à ce sujet que l'individu bouleversé
relève la tête en tendant le cou frénétiquement,
en sorte que la bouche vient se placer dans le prolongement
de la colonne vertébrale, c'est-à-dire dans la
position qu'elle occupe normalement dans la constitution animale."
La mise à mort de la figure
De la mise en scène à la mise à mal, voire
à la mise à mort de la figure, tout ce qui peut
corroder, corrompre, ronger, araser, complote à cette
fin. Il faut, semble-t-il, en finir avec la tête humaine.
En finir, au sens Beckettien du terme : achever, épuiser,
évider, ne plus même enregistrer les perceptions
(c'est le rôle des flous, ou de l'obscurité totale
de certains portraits), juste laisser filtrer des sensations,
à peine le soupçon d'une présence.
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Il faudrait plus de quelques lignes pour dire les raisons de
l'amour du portrait. Platon, dans l'Alcibiade, donne
peut-être une clef : "Tu as remarqué,
bien sûr, que le visage de celui qui regarde l'œil
de quelqu'un apparaît, comme dans un miroir, dans l'œil
qui se trouve en face, dans la partie que nous appelons la pupille :
c'est l'image, l'eidôlon de celui qui regarde."
Comment mieux dire que le portrait est en nous, qu'il habite
au plus profond de nos visages, et que c'est cette intimité
qui nous le rend si précieux ? |
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