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"Vivant
il touche la mort en dormant. Eveillé il touche le
dormant."
Héraclite.
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Le
portrait post-mortem
La pratique domestique et utilitaire du portrait post-mortem,
très courante au XIXe siècle,
a sa place dans une thématique du visage. Les crânes
surmodelés de Jéricho, sans doute liés
à des pratiques rituelles, étaient à
leur manière des post-mortem, pourvus de visages
individualisés. La photographie de la Vierge inconnue
du Canal de l’Ourcq d'Albert Rudomine n’était
pas destinée à de telles pratiques. Elle renoue
cependant avec ce type de relation à l’image
des morts, en représentant ce prétendu masque
mortuaire élevé au statut de figure votive
par les surréalistes.
Le masque mortuaire pose la question de l’empreinte,
de la trace, de l’indice, éléments marqueurs
de la photographie. Que peut-il manifester et rendre connaissable
au sujet de la mort ?
Martin Heidegger, sur le problème de la transposition
sensible des concepts, examine la nature de l’image
comme "ceci "susceptible d’être immédiatement
connu sans recourir au raisonnement. "Mais en même
temps qu’elle se manifeste elle-même, elle rend
manifeste ce qu’elle reproduit […]. Se procurer
une image n’équivaut pas à se donner
seulement l’intuition immédiate d’un étant
mais, par exemple, à en prendre une photographie […].
On peut d’une telle reproduction tirer une reproduction
nouvelle, comme lorsqu’on photographie un masque mortuaire
[…]. Mais la photographie est aussi capable de montrer
comment apparaît, en général, un masque
mortuaire. Le masque mortuaire peut manifester, à
son tour, comment apparaît en général
la face d’un cadavre. Or c’est ce que manifeste
aussi un cadavre individuel. Le masque mortuaire peut montrer
l’aspect d’un masque mortuaire en général,
tout comme la photographie peut manifester non seulement
l’objet photographié, mais encore ce qu’est
une photographie en général […]. Mais
que manifestent précisément les vues […]
de ce mort, de ce masque, de cette photographie ? Quel aspect
nous livrent-elles ? Elles manifestent comment une chose
apparaît "en général", selon
l’élément qui en elles est valable pour
plusieurs."
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Aux
confins du sommeil et de la mort
Le concept ne peut être lui-même mis en image.
La photographie de ce masque singulier, celle de l'enfant embaumée
(Gilles Ehrmann), ces visages aux yeux clos, ces dormeuses
(Yves Trémorin, Olivier Christinat) ne donnent pas accès
à l’Idée de Mort ou de Sommeil, mais à
un mode de représentation : la disparition du regard,
l’immobilité pétrifiée.
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L’opacité de l’ombre reposant sur le visage
endormi d’Isabelle Rozenbaum (comme le Voile
sombre enrobe celui du modèle féminin de Jean-Claude
Bélégou ou les autoportraits de la série
Troublée en vérité de Florence Chevallier)
pèse sur ses traits qui émergent à peine
de la matière de la photographie. L’ombre voile,
le voile trouble. "Le voile réfléchit la
lumière", dit Wittgenstein. En effet. Le sujet pris
dans le sommeil, séparé du cogito, en deçà
du dubito, sans la lumière de la raison, peut-il
avoir conscience de soi ?
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C’est aux confins du sommeil et de la mort, dans leur
proximité, que repose l’autoportrait de Xavier
Zimmerman, masque devenu, au fil de la série, tellement
rongé et immatériel qu'il disparaît dans
l’épaisseur uniformément noire du sel d’argent.
Ce noir ne fonctionne pas comme une transposition ou une métaphore,
mais comme un équivalent tactile de l’épaisseur
et de la profondeur supposées du néant.
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L'effigie
des disparus
Exposer l’effigie des disparus pour en faire mémoire
est une pratique presque universelle. Ici, il s’agit
de photographies rephotographiées et de visages anonymes.
Traces photoniques ayant eu contact avec le modèle,
ces images concrétisent discrètement la métaphore
de la disparition, de la dilution, du retour à la poussière.
Elles manifestent le processus de leur destruction, le devenir
rien de leur modèle. Le principe des trois états
du corps, qui avait connu une grande fortune iconographique
à la fin du Moyen Âge, n’est pas exposé
diachroniquement, selon le principe des trois gisants, mais
montré comme œuvre en cours : la mort travaillant
à la fois sur le modèle et son image. C’est
ainsi que la Belle disparue de Xavier Zimbardo se
dilue à la fois sous la terre, dans l’érosion
du granit et la disparition du grain de la photographie.
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Les
figures anthropomorphes
D'un univers apparemment inanimé, des objets, des minéraux
émergent des "figures" anthropomorphes. Au
repos dans la nature, une puissance spirituelle bouleverse
l’ordre du monde. Entre créé et incréé,
visible et invisible, circule un flux que la photographie institue
en présence réelle, représentation de
l’image servant de modèle à toutes les
créations particulières. Sont-ils créés
ailleurs que dans la photographie, ces êtres glissant
d’une expression à l’autre, affleurant à
la surface des roches chez Ja Won Paek, ou d’un bidon
de métal rouillé chez Clarence John Laughlin
? C’est ce monde hanté par la forme éternelle
et indestructible, par le prototype du visage, que tentaient
déjà de saisir les gravures illustrant les ouvrages
de minéralogie de Dezallier d’Argenville ou les
traités géographiques d’Athanasius Kircher.
Et qui inspirait Léonard de Vinci : "Si tu regardes
des murs souillés de taches ou faits de pierre de toutes
espèces, pour imaginer quelque scène […]
tu pourras y voir aussi […] d’étranges visages
et costumes, et une infinité de choses que tu pourras
ramener à une forme nette et complète."
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Les poupées photographiées par Rosalind Solomon
laissent paraître d’emblée leur nature anthropomorphe.
Ne sont-elles pas les multiples d’un stéréotype
humain ? C’est, non pas cet inquiétant statut
de fac-similé, mais la charge d’histoire et d’usure
qu’elles portent qui leur assigne un visage, au moment
où l’usure et la mort les atteignent : échange
entre le vivant de l'érosion et l’inerte de l'ustensile.
Les photographier transforme leur similitude en ressemblance.
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Walter Benjamin observait : "Sous le regard de la mélancolie,
l’objet devient allégorie : comme si la vie s’écoulait
hors de lui, et qu’il demeurât là, mort
et cependant préservé pour la vie éternelle
; c’est ainsi qu’il se présente à
l’allégoriqueur, qu’il est livré
à sa merci. […] L’objet se métamorphose
dans sa main, à travers lui, il parle d’autre
chose, il voit la clé d’un savoir inconnu dont
il révère l’emblème."
La statue religieuse au regard fulgurant saisi par Vilem Kriz
ne manifeste pas son mode d’être de la même
manière. Elle appartient au monde des images saintes,
se réfère à un modèle et non à
un stéréotype. Elle participe des allégories
religieuses de la souffrance, de la mort, de la révélation. |
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Fixer
le mouvement ?
Comment donner à voir une transformation, comment
saisir la mobilité de la forme ? Connie Imboden
trouve sa ressource dans les propriétés optiques
de l'eau, où les formes semblent malléables
et sujettes à des mutations infinies et imprévisibles.
Les apparences se font et se défont, les visages immergés
se déforment, se dédoublent, se réduisent
à des bouches sans contexte ou des profils déstructurés,
des excroissances végétales poussent hors de
la chair. Le passage de la forme à l’informe,
le va-et-vient d’une apparence à une autre,
sont saisis dans le temps de la photographie. Le visage objet
de cette métamorphose pourra retrouver son apparence
anodine, il n’en aura pas moins été objectivement
et sans trucage ce monstre, cette manifestation visible,
ce phénomène. La photographie ne signifie rien
du rapport à l’Idée, elle montre.
Les visages d’écorce et de végétaux,
nés de superpositions de négatifs, c'est-à-dire
d’empreintes, d’où le regard de Sonia
Bossan épie le spectateur, opèrent un retour
aux plus classiques des thèmes mythologiques, en même
temps qu’ils réutilisent les trucages "spirites"
des photographes amateurs du XIXe
siècle. Les Héliades se transforment en arbres,
l’écorce les recouvre progressivement. Dans
ce mouvement, la forme humaine n’émerge pas
de l’informe, mais se fond dans le végétal
qui dès lors pourra emprunter un visage témoignant
de ce qu’il porte aussi un esprit, qu'une énergie
et une pensée sont à l’œuvre dans
l’apparente indifférence de la Nature, comme
dans la manipulation volontaire opérée sur
les négatifs.
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