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Lutopie, pays de Nulle Part – "Utopia" signifie littéralement "en aucun lieu" –, sest trouvé
au fil des siècles des lieux de concrétisation très divers : un pays imaginaire doit
être représenté comme inaccessible, une île lointaine ou une région enfermée dans de
hautes montagnes. De lâge dor de Hésiode ou dOvide au pays du Sport de
Perec, le parcours proposé est chronologique et traverse les îles comme les villes.
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Encore si tu veux je te réciterai Un autre beau propos que bien je déduirai : Mais garde ce discours au fond de ta poitrine : Car et hommes et Dieux ont eu même origine. Les Dieux logés au ciel firent premièrement Lhumaine race dor, lors du gouvernement Quavait Saturne au ciel : or ces hommes sans peine Sans travail sans souci vivaient une âge pleine, A laise comme Dieux. Ils ne sentaient jamais La vieillesse chétive, ains également frais Et de pieds et de mains, exempts de tout martyre Jamais ils ne faisaient que banqueter et rire : Et comme sommeillant doucement trépassaient. De tous biens à souhait ces hommes jouissaient. La terre donne-vivre apportait delle-même Du fruit de son bon gré en abondance extrême. Eux avec plusieurs biens sans querelle émouvoir, De franche volonté faisaient bien leur devoir. Or depuis que la terre eut couvert cette race. Jupiter voulut bien leur faire cette grâce Que de bons démons ils soient, afin que des humains Sur la terre à jamais soient fidèles gardiens. Ce sont eux qui sur cette terre et ça et là tournoient Dor vêtus ; donne-biens, et diligents semploient A remarquer tous ceux qui font ou bien ou mal. Cest le loyer quils ont magnifique et royal. Hésiode, Les travaux et les jours : (v.139-164), mis en français par Jacques Le Gras. Paris, édition Prevosteau, 1586. |
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Le premier âge du monde fut appelé
lAge dor, parce que lhomme y gardait sa foi, sans y être contraint par
les lois, parce que de son propre mouvement il cultivait la Justice, et quil ne
connaissait point dautres biens que la simplicité et linnocence. La peine et
la crainte en étaient entièrement bannies ; et comme il ny avait point de
criminels, il ny avait point de supplices ni de lois qui en ordonnassent. On
nappréhendait point de paraître en la présence dun Juge ; et tout le
monde était assuré sans avoir besoin de Juge. Les pins navaient pas encore été
coupés pour être convertis en vaisseaux ; et de ces belles montagnes, dont ils
étaient les ornements, ils nétaient pas descendus dans la Mer, pour aller voir un
monde inconnu. Les hommes ne connaissaient point dautres terres que les terres où ils étaient nés. Il ny avait point de fossés qui environnassent les Villes, et qui les défendissent par leur profondeur. Il ny avait point de trompettes, il ny avait point dépées, ni de toutes ces autres armes, qui ne protègent les uns quà la ruine des autres ; et les Peuples toujours paisibles, passaient doucement leur vie, sans devoir leur tranquillité à la force des gens de guerre. Ainsi la terre donnait libéralement toutes choses, sans y être contrainte par la bêche ou par la charrue ; et les hommes satisfaits de ce quelle donnait delle-même, faisaient leurs meilleurs repas des fruits quils trouvaient dans les forêts, de ceux quils cueillaient dans les buissons, et du gland qui tombait des chênes. Le Printemps était éternel, et la douce humidité de lhaleine des Zephirs entretenait léclat des fleurs, après les avoir fait naître, sans avoir été semées. En même temps quon avait coupé les blés, la terre en produisait de nouveaux, sans que le Laboureur se mit en peine de la cultiver. On voyait couler partout des fleuves de lait et de nectar ; et les forêts avaient des arbres doù lon voyait distiller le miel. Ovide, Les Métamorphoses (traduction de Pierre du Ryer, 1702). |
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XXVI. Ainsi lhomme vivait au paradis comme il le voulait, aussi longtemps quil voulut ce que Dieu avait ordonné. Il vivait jouissant de Dieu dont la bonté faisait la sienne ; il vivait exempt de tout besoin et il avait le pouvoir de vivre toujours ainsi. Il avait à disposition une nourriture pour apaiser sa faim, une boisson pour étancher sa soif, larbre de vie pour le garantir contre les atteintes de la vieillesse. Aucune espèce de corruption corporelle nimposait la moindre gêne à aucun de ses sens. Il navait à craindre aucune maladie intérieure, aucun accident extérieur : dans sa chair une parfaite santé, dans son âme une pleine sérénité. De même quon ne souffrait en paradis ni du chaud ni du froid, ainsi son hôte était-il à labri de tout désir et de toute crainte contrariant sa volonté bonne. Pas lombre dune tristesse, pas la moindre vaine joie. Continuellement il trouvait sa vraie joie en Dieu pour qui il brûlait dune charité née dun cur pur, dune conscience droite et dune foi sincère. Entre les deux époux régnait une union fidèle fondée sur un chaste amour, entre le corps et lâme un mutuel dévouement, une obéissance sans effort au commandement divin. Le repos ne dégénérait pas en lassitude, on nétait pas malgré soi accablé de sommeil. | |||
Lîle dUtopie, en sa partie moyenne, et cest là quelle est la plus large, sétend sur deux cents milles, puis se rétrécit progressivement et symétriquement pour finir en pointe aux deux bouts. Ceux-ci, qui ont lair tracés au compas sur une longueur de cinq cents milles, donnent à toute lîle laspect dun croissant de lune. Un bras de mer donze milles environ sépare les deux cornes. Bien quil communique avec le large, comme deux promontoires le protègent des vents, le golfe ressemble plutôt à un grand lac aux eaux calmes quà une mer agitée. Il constitue un bassin où, pour le plus grand avantage des habitants, les navires peuvent largement circuler. Mais lentrée du port est périlleuse, à cause des bancs de sable dun côté et des écueils de lautre. À mi-distance environ, se dresse un rocher, trop visible pour être dangereux, sur lequel on a élevé une tour de garde. Dautres se cachent insidieusement sous leau. Les gens du pays sont seuls à connaître les passes, si bien quun étranger pourrait difficilement pénétrer dans le port à moins quun homme du pays ne lui serve de pilote. Eux-mêmes ne sy risquent guère, sinon à l'aide de signaux qui, de la côte, leur indiquent le bon chemin. Il suffirait de brouiller ces signaux pour conduire à sa perdition une flotte ennemie, si importante fût-elle. Sur le rivage opposé, se trouvent des criques assez fréquentées. Mais partout un débarquement a été rendu si difficile, soit par la nature, soit par lart, quune poignée de défenseurs suffirait à tenir en respect des envahisseurs très nombreux. | |||
Le fleuve Bétis coule dans un pays fertile et sous un ciel doux, qui est toujours serein. Le pays a pris le nom du fleuve, qui se jette dans le grand Océan, assez près des Colonnes dHercule et de cet endroit où la mer furieuse, rompant ses digues, sépara autrefois la terre de Tharsis davec la grande Afrique. Ce pays semble avoir conservé les délices de lâge dor. Les hivers y sont tièdes, et les rigoureux aquilons ny soufflent jamais. Lardeur de lété y est toujours tempérée par des zéphyrs rafraîchissants, qui viennent adoucir lair vers le milieu du jour. Ainsi toute lannée nest quun heureux hymen du printemps et de lautomne, qui semblent se donner la main. La terre, dans les vallons et dans les campagnes unies, y porte chaque année une double moisson. Les chemins y sont bordés de lauriers, de grenadiers, de jasmins et dautres arbres toujours verts et toujours fleuris. Les montagnes sont couvertes de troupeaux, qui fournissent des laines fines recherchées de toutes les nations connues. Il y a plusieurs mines dor et dargent dans ce beau pays ; mais les habitants, simples et heureux dans leur simplicité, ne daignent pas seulement compter lor et largent parmi leurs richesses : ils nestiment que ce qui sert véritablement aux besoins de lhomme. Quand nous avons commencé à faire notre commerce chez ces peuples, nous avons trouvé lor et largent parmi eux employés aux mêmes usages que le fer, par exemple, pour des socs de charrue. Comme ils ne faisaient aucun commerce au dehors, ils navaient besoin daucune monnaie. Ils sont presque tous bergers ou laboureurs. On voit en ce pays peu dartisans : car ils ne veulent souffrir que les arts qui servent aux véritables nécessités des hommes ; encore même la plupart des hommes en ce pays, étant adonnés à l'agriculture ou à conduire des troupeaux, ne laissent pas dexercer les arts nécessaires pour leur vie simple et frugale. | |||
Il était sept heures du
soir. Cachée dans dépais massifs de lauriers-roses et de tamarins, la cité sallongeait gracieusement au pied des Cascades-Mounts et présentait ses quais de marbre aux vagues courtes du Pacifique, qui venaient les caresser sans bruit. Les rues, arrosées avec soin, rafraîchies par la brise, offraient aux yeux le spectacle le plus riant et le plus animé. Les arbres qui les ombrageaient bruissaient doucement. Les pelouses verdissaient. Les fleurs des parterres, rouvrant leurs corolles, exhalaient toutes à la fois leurs parfums. Les maisons souriaient, calmes et coquettes dans leur blancheur. Lair était tiède, le ciel bleu comme la mer, quon voyait miroiter au bout des longues avenues. Un voyageur, arrivant dans la ville, aurait été frappé de lair de santé des habitants, de lactivité qui régnait dans les rues. On fermait justement les académies de peinture, de musique, de sculpture, la bibliothèque, qui étaient réunies dans le même quartier et où dexcellents cours publics étaient organisés par sections peu nombreuses, - ce qui permettait à chaque élève de sapproprier à lui seul tout le fruit de la leçon. La foule, sortant de ces établissements, occasionna pendant quelques instants un certain encombrement ; mais aucune exclamation dimpatience, aucun cri ne se fit entendre. Laspect général était tout de calme et de satisfaction. |
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Cétait la Cité
rêvée, la Cité du travail réorganisé, rendu à sa noblesse, la Cité future du
bonheur enfin conquis, qui sortait naturellement de terre, autour de lusine élargie
elle-même, en train de devenir la métropole, le cur central, source de vie,
dispensateur et régulateur de lexistence sociale. Les ateliers, les grandes halles
de fabrication sagrandissaient, couvraient des hectares ; tandis que les
petites maisons, claires et gaies, au milieu des verdures de leurs jardins, se
multipliaient, à mesure que le personnel, le nombre des travailleurs, des employés de
toutes sortes, augmentait. Et, ce flot peu à peu débordant, les constructions nouvelles
savançait vers lAbîme, menaçait de le conquérir, de le submerger.
Dabord, il y avait eu de vastes espaces nus entre les deux usines, ces terrains
incultes que Jordan possédait en bas de la rampe des Monts Bleuses. Puis, aux quelques
maisons bâties près de la Crècherie, dautres maisons sétaient jointes,
toujours dautres, une ligne de maisons qui envahissait tout comme une marée
montante, qui nétait plus quà deux ou trois cents mètres de lAbîme.
Bientôt, quand le flot viendrait battre contre lui, ne le couvrirait-il pas, ne
lemporterait-il pas, pour le remplacer de sa triomphante floraison de santé et de
joie ? Et le vieux Beauclair lui aussi était menacé, car toute une pointe de la
Cité naissante marchait contre lui, près de balayer cette noire et puante bourgade
ouvrière, nid de douleur et de peste, où le salariat agonisait sous les plafonds
croulants. |
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Parfois, Luc, le bâtisseur, le fondateur de ville, la regardait croître, sa Cité naissante, quil avait vue en rêve, le soir où il avait décidé son uvre ; et elle se réalisait, et elle partait à la conquête du passé, faisant sortir du sol le Beauclair de demain, lheureuse demeure dune humanité heureuse. Tout Beauclair serait conquis, entre les deux promontoires des Monts Bleuses, tout lestuaire des gorges de Brias se couvrirait de maisons claires, parmi des verdures, jusquaux immenses champs fertiles de la Roumagne. Et, sil fallait des années et des années encore, il lapercevait déjà de ses yeux de voyant, cette Cité du bonheur quil avait voulue, et qui était en marche. | |||
Mais que W ait été fondée
par des forbans ou par des sportifs, au fond, cela ne change pas grand-chose. Ce qui est
vrai, ce qui est sûr, ce qui frappe dès labord, cest que W est
aujourdhui un pays où le Sport est roi, une nation dathlètes où le Sport et
la vie se confondent en un même magnifique effort. La fière devise FORTIUS ALTIUS CITIUS qui orne les portiques monumentaux à lentrée des villages, les stades magnifiques aux cendrées soigneusement entretenues, les gigantesques journaux muraux publiant à toute heure du jour les résultats des compétitions, les triomphes quotidiens réservés aux vainqueurs, la tenue des hommes : un survêtement gris frappé dans le dos dun immense W blanc, tels sont quelques-uns des premiers spectacles qui soffriront au nouvel arrivant. Ils lui apprendront, dans lémerveillement et lenthousiasme (qui ne serait enthousiasmé par cette discipline audacieuse, par ces prouesses quotidiennes, cette lutte au coude à coude, cette ivresse que donne la victoire ?), que la vie, ici, est faite pour la plus grande gloire du Corps. Et lon verra plus tard comment cette vocation athlétique détermine la vie de la Cité, comment le sport gouverne W, comment il a façonné au plus profond les relations sociales et les aspirations individuelles. Georges Perec, W ou le souvenir denfance, 1975, chapitre XII. |
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