Description
de la Terre Australe. Carte Géographique de ladite Terre.
CHAPITRE IV Sil y a quelque chose au monde qui
puisse persuader la fatalité inévitable des choses humaines, et laccomplissement
infaillible des événements dont la suite compose la destinée des hommes, cest
assurément lhistoire que je décris ; il ny a pas un seul trait qui
nait servi à me conduire, ou à me maintenir dans ce nouveau pays, où il était
arrêté que je serais un jour transporté. Il fallait que le grand nombre de mes
naufrages, maccoutumât à les supporter. Les deux sexes métaient
nécessaires sous peine dêtre perdu à mon arrivée, comme on verra dans la suite.
Il fallait que je fusse tout nu, autrement jaurais été reconnu pour
létranger dans un pays où personne nest habillé. Sans leffroyable
combat que je fus obligé de soutenir contre les monstrueux oiseaux dont jai parlé,
et qui me mit en grande réputation parmi ceux qui en furent témoins, jaurais été
contraint de subir un examen qui aurait été infailliblement suivi de ma perte. Enfin,
plus on considérera toutes les circonstances de mon voyage et de mes périls, plus on
verra clairement quil y a un certain ordre de choses dans le sort des hommes, et un
enchaînement deffets, dont rien ne peut empêcher la suite, et qui nous conduisent
par mille routes imperceptibles à la fin pour laquelle nous sommes destinés.
La coutume des habitants de ce pays
est de ne recevoir personne parmi eux, quils ne sachent auparavant quelle est sa
naissance, sa patrie, et son humeur ; mais le courage extraordinaire avec lequel ils
mavaient vu combattre, et de ladmiration duquel ils semblaient ne pouvoir
revenir, fit que sans aucune enquête je fus admis dans le quartier voisin, et quun
chacun me vint baiser les mains : ils voulaient aussi mélever sur leurs
têtes, qui est la plus grande marque de la haute estime quils font dune
personne, mais comme on connut que cela ne se pouvait faire sans mincommoder, on
omit cette cérémonie. Ma réception étant faite, ceux qui mavaient amené et
soulagé me portèrent dans leur maison du Heb, quon pourrait rendre en notre
langue, Maison déducation ; on avait pourvu à ma place et à ma nourriture
avec un soin, une diligence et une honnêteté qui surpassent la civilité des Européens
les plus polis : à peine fus-je arrivé que deux cents jeunes Australiens me vinrent
saluer dune manière très honnête. Lenvie que javais de leur parler
fit que je me ressouvins de quelques mots que javais entendus à Congo, et entre
autres de celui de Rimlem, que je leur dis, et qui signifie, je suis votre
serviteur, à ce mot me croyant de leur pays, ils sécrièrent avec de grands
signes de joie, le clé, le clé, le clé, cest-à-dire, notre frère,
notre frère ; en même temps ils me présentèrent deux fruits dune
couleur rouge, entremêlée dazur, jen mangeai un qui me réjouit, et me
fortifia ; on me donna ensuite une espèce de bourse jaunâtre, qui tenait environ un
bon verre, que je bus avec un plaisir que je navais jamais senti ;
jétais en ce pays, et entre ces nouveaux visages comme un homme tombé des nues, et
javais peine à croire que je visse véritablement ce que je voyais ; je
mimaginais quelquefois en moi-même que jétais peut-être ou mort, ou du
moins aliéné desprit, et quand je me convainquais par plusieurs raisons que je
vivais assurément, et que javais le sens bon, je ne pouvais me persuader que je
fusse en la même Terre, ni avec des hommes de même nature que ceux de
lEurope : je fus entièrement guéri en quinze jours, et jappris
suffisamment la langue en cinq mois pour entendre les autres, et mexpliquer :
Voici donc les limites de la terre australe, autant que je les ai pu comprendre par
plusieurs relations, et que je les puis décrire selon les Méridiens de Ptolémée.
Elle commence au trois cent
quarantième Méridien, vers le cinquante-deuxième degré délévation australe, et
elle avance du côté de la ligne en quarante méridiens, jusquau quarantième
degré. Toute cette Terre se nomme Huft. La Terre continue dans cette élévation
environ quinze degrés, et on lappelle Hube : depuis le quinzième
méridien la mer gagne et enfonce peu à peu en vingt-cinq méridiens jusquau
cinquante-et-unième degré, et toute cette côte qui est occidentale sappelle Hump,
la mer fait là un golfe fort considérable quon appelle Itab. La Terre
repousse ensuite vers la ligne, et en quatre méridiens elle avance jusquau
quarante-deuxième degrés et demi, et cette côte orientale se nomme Hued. La
Terre continue dans cette élévation environ trente-six méridiens, et on lappelle Huod.
Après cette longue étendue de Terre, la mer regagne, et avance jusquau
quarante-neuvième degrés en trois méridiens, puis elle fait une espèce de demi-cercle
en cinq méridiens, la terre tourne, et pousse jusquau trentième degré en six
méridiens. La côte qui est sur lOccident se nomme Hug, le fond du Golfe Pug,
et lautre côté Pur. La terre continue environ trente-quatre méridiens,
presque dans la même élévation, et cest le pays de Sub. Après quoi la mer
senfle, et étant ce semble devenue plus haute quà lordinaire, elle
lemporte entièrement sur la terre, et enfonce à peu près jusquau Pôle, la
terre cédant peu à peu jusquau soixantième méridien ; on trouve sur cette
côte les pays de Hug, Pulg, Mulg ; vers le cinquante-quatrième
degré délévation on voit lembouchure du fleuve Sulm, qui fait un
golfe fort considérable ; cest sur les bords de ce fleuve que demeure un
peuple qui approche fort des Européens, et qui vit sous lobéissance de plusieurs
rois.
De la
constitution des Australiens, et de leurs coutumes.
CHAPITRE V
Tous les Australiens ont les
deux sexes, et sil arrive quun enfant naisse avec un seul, ils
létouffent comme un monstre, ils sont fort légers et fort actifs, leur chair est
dune couleur qui tire plus sur le rouge que sur le vermeil, leur hauteur est
communément de huit pieds, ils ont le visage médiocrement long, le front large, les yeux
à fleur de tête, la bouche très petite, les lèvres plus rouges que le corail, le nez
plus rond, la barbe et les cheveux toujours noirs, et quils ne coupent jamais, parce
quils croissent très peu ; leur menton est tendu et recourbé, leur cou
délié, et leurs épaules grosses et élevées ; ils ont des mamelles fort petites,
et fort bas placées, plus rouges que vermeilles, leurs bras sont nerveux, leurs mains
larges et longues ; ils ont la poitrine fort élevée, le ventre plat, et qui ne
paraît que très peu en leur grossesse, les hanches hautes, les cuisses larges, et les
jambes longues. Ils sont si accoutumés à aller tout nus, quils croient quon
ne peut parler de se couvrir, sans se déclarer ennemi de la nature, privés de raison.
Ils sont obligés de présenter au moins un enfant au Heb, mais ils les produisent
dune manière si secrète que cest un crime parmi eux de parler de la
conjonction nécessaire à la propagation des hommes.
Dans tout le temps que jy ai été, je nai pu venir à bout de connaître
comment la génération sy fait. Jai seulement remarqué quils
saiment tous dun amour cordial, et quils naiment personne
lune plus que lautre. Je puis assurer quen trente ans que jai
été parmi eux, je ny ai remarqué ni querelle, ni animosité. Ils ne savent ce que
cest que le mien et le tien, tout est commun entre eux, avec une bonne foi, et un
désintéressement qui me charmait dautant plus que je navais jamais rien vu
de semblable en Europe.
Gabriel Foigny, La
Terre australe connue, cest-à-dire la description de ce pays inconnu
jusquici, de ses moeurs et de ses coutumes
1re édition en 1676, Paris : C. Barbin, 1692 (Gallica) p. 81/89 |