Le Mercier de La Rivière
L’Heureuse nation, ou Relations
du gouvernement des Féliciens, ...
Autres textes du groupement :

- Hésiode
Les Travaux et les jours


- Ovide
Les Métamorphoses

- Pseudo-Callisthène
Le Roman d’Alexandre


- Benoît
Navigation de Saint Brendan à la recherche du paradis


- Thomas More
Utopie


- Cyrano de Bergerac
Histoire comique contenant les états et empires de la Lune


- Foigny
La Terre australe connue, ...


- Vairasse
L’Histoire des Sevarambes


- Fénelon
Suite du quatrième livre de l’Odyssée d’Homère, ...


- Tyssot de Patot
Voyages et avantures de Jaques Massé


- Mandeville
La Fable des abeilles


- Montesquieu
Lettres persanes


Relation d’un voyage du pôle arctique au pôle antarctique par le centre du monde


- Holberg
Le Voyage souterrain de Nicolas Klim


- Morelly
Naufrage des cités flottantes, ...


- Voltaire
Candide

- Tiphaigne de La Roche
Giphantie


- Deschamps
Le Vrai système ....


- Casanova di Seingalt
Icosaméron

- Le Mercier de La Rivière
L’Heureuse nation


- Condorcet
Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain


- Restif De La Bretonne
La Découverte australe par un homme volant, ...


- Marx et Engels
L’idéologie allemande


- Renouvier
Uchronie


- Verne
Les Cinq Cents Millions de la Bégum

- Villiers de L’Isle-Adam
L’Ève future


- Morris
Nouvelles de nulle part ...


- Zola
Travail



L’égalité sociale

Chapitre V

Autre Branche intéressante du même ouvrage Elémentaire : de l’Egalité sociale, en quoi elle consiste.

QUOIQUE MONARCHIQUE, le Gouvernement des Féliciens est celui de la volonté générale, ou plutôt, des loix dictées par cette volonté. D’après Justamat, l’égalité, telle que l’état social peut la comporter, est une des bases d’un tel Gouvernement : pour leur donner une idée juste de cette égalité, ce fut dans l’intérêt commun de la nation, qu’il en puisa les premières notions, et par cette route il les conduisit à distinguer dans cette branche de leur système politique, LE DROIT ET LE FAIT, distinction bien simple, commune même, mais qui n’est pas moins lumineuse ; elle répand un si grand jour sur l’égalité sociale, qu’on ne peut plus méconnaître ce qui lui est propre ni le confondre avec ce qui lui est étranger. (I)
(I) Pour rendre plus faciles à saisir les idées des Féliciens, je crois devoir ici déterminer clairement ce qu’ils entendent par les termes dont je vais me servir. L’égalité de droit est relative aux loix, est celle des hommes considérés dans leurs rapports avec les loix ; ils sont égaux dans le droit, quand ils vivent sous une loi commune qui les traite tous également, leur donne à tous également, et sans distinction, le même droit commun. Mais comme l’usage de ce droit commun dépend d’eux ; qu’ils sont conduits par le concours des causes secondes, à en faire d’eux-mêmes l’application à des objets de valeurs inégales ; quoique égaux dans le droit, ils deviennent inégaux dans le fait.

Sans nous arrêter à considérer cette nullité morale, qui est le partage de notre premier état dans ce monde, nous passerons tout d’un coup aux différentes conditions des hommes vivant en société, et nous dirons qu’ils ne naissent point pour devenir et vivre entr’eux égaux DANS LE FAIT.
Cette vérité n’a pas besoin de preuves ; nous en sommes journellement convaincus par nos propres yeux : nous en voyons parmi nous, qui ont en partage les plus heureuses dispositions, tandis que d’autres sont obstrués de toute manière : cela tient à une multitude de causes secondes qui influeront toujours sur notre existence ; ainsi le veut cet ordre général qui régit tous les êtres et préside à tous les événements.
Par une suite indispensable de cette influence, vous êtes grand et je suis petit, vous êtes fort et je suis faible ; à de grands talents joignant une grande activité, vous vous procurez des salaires considérables, au lieu que moi, qui n’ai ni activité ni talents, je n’en reçois que de très médiocres ; y a-t-il en cela quelque chose de contraire à la justice et à la raison ? non assurément ; elles permettent donc que nous soyons très inégaux DANS LE FAIT, quoique parfaitement égaux DANS LE DROIT ; car nous sommes également propriétaires de notre individu, de nos facultés, de toute la valeur qu’elles ont dans la société.
Mais fussent-elles absolument semblables ; eussions-nous les mêmes connaissances, les mêmes aptitudes, si nous ne trouvons pas les mêmes occasions de les employer ; à plus forte raison, si l’un de nous éprouve des accidents fâcheux dont l’autre ne soit point affligé, n’en provient-il pas entre nous une inégalité DE FAIT qui ne détruit aucunement l’égalité DE DROIT ? Ainsi, première vérité, l’égalité dans les fortunes mobilières n’a nul rapport à l’égalité sociale.
Qu’une société politique prenne aujourd’hui le parti de partager également toutes ses terres entre ses membres ; comme elles sont de qualités très inégales, il est physiquement impossible que dans cette distribution, ils se trouvent tous également traités ; et quand elles ne différeraient point entr’elles sur cet article, auront-ils tous les mêmes moyens de les faire valoir ? se trouveront-il tous également favorisés par les saisons ? Seront-ils tous également exempts des fléaux qui viennent souvent nous enlever les fruits de nos travaux ? D’ailleurs, les successions, les ventes, les donations, les conventions matrimoniales, tous actes essentiels à nos liens sociaux et autorisés nécessairement par le droit de propriété, notre droit commun, n’auront-elles pas bientôt effacé les traces de ce partage primitif, bientôt détruit relativement aux possessions foncières, l’égalité DE FAIT parmi des hommes qui n’en seront pas moins égaux DANS LE DROIT, puisque la loi de propriété restera la même pour chacun d’eux. (I)
(I) Prétendre qu’une loi naturelle veut l’égalité parmi les hommes, et cependant qu’ils jouissent tous du droit de propriété, ce sont deux propositions diamétralement opposées l’une à l’autre ; autant vouloir dire qu’une chose doit être et n’est pas : sous la loi de la propriété, il est impossible que les hommes soient égaux, parce qu’il est impossible que tous aient en même temps un droit égal aux mêmes possessions. Cette impossibilité de concilier l’égalité de fait avec la propriété est ce qui a conduit quelques philosophes à bannir celle-ci pour lui substituer la communauté de tous les biens, de toutes les jouissances ; une chimère qui contrarie toutes les vues de la Nature, et qui, au fond, pêche par une grande injustice, celle de vouloir que celui qui met moins dans la Société, y prenne cependant autant que celui qui met plus :d’ailleurs, à quel titre une moitié du genre-humain s’arrogerait-elle le droit de disposer à son gré de l’autre moitié ? O ! que les hommes sont fous, quand ils veulent être plus sages que celui de qui émanent toute la lumière et toute sagesse, que celui qui voit et connaît tout ce qu’ils ne peuvent ni voir ni connaître !

[...]

La distinction entre LE DROIT ET LE FAIT s’applique encore à la liberté dont nous devons jouir dans la société : ELLE SE BORNE POUR CHACUN A LA LIBRE JOUISSANCE DE SES PROPRES DROITS ; et comme DANS LE FAIT, nos droits sont nécessairement inégaux, DANS LE FAIT aussi, la liberté qui en résulte, est nécessairement inégale : tout possesseur d’une grande fortune, soit mobilière, soit foncière, n’a-t-il pas dans ses jouissances, une liberté plus étendue que celle d’un autre homme dont la fortune est très médiocre ? Ils ne sont donc point, DANS LE FAIT, également libres comme ils le sont DANS LE DROIT ; cela est évident.
L’inégalité de liberté ne résulte pas seulement de l’inégalité des droits ; elle est encore une suite de l’inégalité des devoirs : il est évident, par exemple, qu’un citoyen attaché à des fonctions publiques ne peut jouir de la même liberté, que ceux qui n’ont point de pareille fonctions à remplir : qu’un homme chargé d’une famille nombreuse a des devoirs plus étendus, e trouve ainsi moins libre que celui qui n’a point d’enfants. Et que dirons-nous de ceux qui, par des conventions volontaires de leur part, se sont imposé des obligations particulières ? prétendra-t-on qu’ils doivent jouir encore de cette portion de liberté par eux aliénée ?
Mais relativement à la sûreté des individus et de leurs propriétés, il n’est plus possible de distinguer le droit de le fait ; cette double sûreté doit être la même pour tous les citoyens sans aucune exception ; ainsi, sur cet article, ils doivent jouir constamment, dans le fait comme dans le droit, de la plus parfaite égalité.
Et attendu que cette sûreté commune ne peut exister, qu’autant qu’elle est garantie par des loix communes, par des loix à l’autorité desquelles personne ne puisse se soustraire, Justamat en concluait que nous sommes égaux autant que nous pouvons et devons l’être, quand nous sommes TOUS EGALEMENT SOUMIS AUX LOIX, ET TOUS EGALEMENT PROTEGES PAR LES LOIX : c’est en cela que, depuis cette époque, les Féliciens font consister la véritable égalité sociale, celle QUE L’ETAT DE SOCIETE PEUT COMPORTER, celle QUI CONVIENT A L’INTERET COMMUN ; car, dans toutes les sociétés politiques, l’intérêt commun, leur grand régulateur, leur loi suprême, doit nécessairement être LE PRINCIPE ET LA MESURE DE L’EGALITE ; c’est tout à la fois et pour lui et par lui qu’elle existe.
(I) Les Féliciens disent de l’égalité sociale qu’elle est fille et mère de l’intérêt commun.

Le Mercier de La Rivière (Pierre-Paul-François-Joachim-Henri) L’Heureuse nation, ou Relations du gouvernement des Féliciens, peuple souverainement libre sous l’empire absolu de ses loix
Paris : Buisson, 1792 p. 87/91 " L’égalité sociale " et 96/99 Chapitre V