"Les
observations morales ", deuxième partie : Entrée dans létat de
murs
Une fois dans létat de murs, nous serions, mais sans être asservis ni en
guerre, à peu près ce que nous étions avant linvention des arts libéraux, avant
que les hommes eussent passé des arts purement utiles, des arts de première nécessité,
à ceux qui nexistent que par les excès dans lesquels ils ont donné à tous
égards. La vie du temps des patriarches est lexemple le plus sensible, quoique
très imparfait encore, de létat de vie où nous serions alors.
Il faudrait, pour y entrer, brûler non seulement nos livres, nos titres et papiers
quelconques mais détruire tout ce que nous appelons les belles productions de lart.
Le sacrifice serait grand sans doute ; mais il faudrait le faire : car à quoi
bon laisser subsister des monuments, qui ne seraient plus daucun usage et qui en
prouvant notre intelligence à nos descendants, leur prouveraient notre folie, et
nuiraient même à lobjet, utile pour eux, de les éloigner de toute idée de nos
murs ?
Je choque par là les idées de la patrie des hommes prétendue la plus excellente, de ce
quon appelle les hommes cultivés, de cette petite partie qui, très distinguée du
peuple quelle domine et dont elle tire sa subsistance, ses commodités et son luxe,
se croit une raison bien supérieure à celle du peuple : mais elle ne peut pas me
nier ce que jétablis, et le sacrifice dont il sagit est conséquent de ce que
jétablis.
Plus on y réfléchira, et plus on verra que nos livres mêmes de physique et de
métaphysique les plus estimés, nexistent, ainsi que tous nos autres livres,
quau défaut de la vérité, que par notre ignorance foncière et ses tristes
effets ; quon naurait aucun besoin deux dans létat de
murs, puisque la pratique des pères serait, comme chez nos artisans et nos
laboureurs, un livre toujours ouvert pour les enfants, et quune façon de pratiquer
qui se perfectionnerait, naurait pas besoin dêtre écrite pour être
transmise.
Nos livres, pour le dire ici, demandent un livre qui prouvât quils sont de trop et
quil serait de trop lui-même, une fois les hommes éclairés par lui ; et ce
livre ne pouvant exister que par eux, il sensuit que nous ne pouvions venir à avoir
la connaissance qui nous manque, que par les connaissances absurdes et superflues qui
lont précédéé. Aurais-je médité et fait ces réflexions, sans tout ce que
jai vu, lu et entendu dopposé à la droite raison, sans toutes les
contrariétés que jai saisies dans nos façons de penser et dagir ? Les
hommes ne sont daccord sur rien dessentiel, pas même sur la valeur de leur
intelligence et de leurs connaissances, dont ils sont si vains. Une chose cependant sur
laquelle ils saccordent généralement, cest quils sont foncièrement
ignorants et extrêmement malheureux les uns par les autres ; et cest en effet
la seule chose sur laquelle ils puissent être daccord dans létat où ils
sont.
On a cru suppléer à lignorance où lon est du fond des choses, par des
expériences et des observations de toute nature, par la géométrie la plus sublime, par
lérudition la plus vaste, par la culture la plus opiniâtre des sciences et des
arts ; et on sest grossièrement trompé, puisquil est vrai que tout
cela, qui nous donne une si grande et si fausse idée de nous, na eu lieu que par
cette ignorance, et quil nen serait plus question, si elle était une fois
vaincue (o).
(o) Est-il un homme, pour peu quil jette un coup dil sur lexcès
de nos misères et quil voie la superficie de notre globe nêtre quun
amphithéâtre où le faible succombe presque toujours sous le fort et où le fort même
nest pas en sûreté, est-il un homme, dis-je, qui puisse, non pas me faire un crime
de chercher à vaincre notre ignorance, mais ny pas donner son applaudissement .III - Une existence
physique heureuse
A quoi se bornent les besoins
raisonnables de lhomme, si ce nest à faire une société sûre avec ses
semblables, à habiter un séjour sain et gracieux, à être logé simplement et couché
de même, à être modérément occupé de travaux utiles et jamais pressés, à avoir de
quoi se nourrir, avec qui jouir et de quoi se vêtir ? Tout ce qui est au-delà de
ces besoins, ainsi que tout le raffinement que nous mettons à les satisfaire, est un
superflu qui nous tue. Sil est vrai que la vie des hommes a été aussi longue
autrefois quon la écrit, la simplicité de leurs murs et de leurs
façons de vivre a pu seule en être la cause, mais que cette simplicité était encore
éloignée de celle des véritables murs !
Une fois sous leur empire, où lon ne connaîtrait ni commandement, ni obéissance,
nous coulerions nos jours dans labondance du nécessaire, sans tien ni mien,
laborieusement sans fatigue, commodément à peu de frais, frugalement sans dégoût,
voluptueusement sans satiété, sainement sans médecins, longuement sans caducité,
amicalement sans liaisons particulières, socialement sans nous craindre, sans éprouver
ces perfides retours, si communs dans nos sociétés ; uniformément sans ennui, et
tranquillement sans inquiétude ni peine desprit quelconque, sans appréhender de
déboires de notre état, sans craindre dêtre moins bien, sans désirer
dêtre mieux, sans envier, vu légalité qui régnerait, le sort de nos
semblables.
Nous nétudierons la nature quautant quil nous serait indispensable de
le faire, quautant que lutile le demanderait de nous, et alors nous ne
létudierions que dans les objets les moins éloignés, les plus faciles et les plus
analogues à notre personnalité. Chacun de nous concourrait au besoin commun de la
société, seul objet quauraient nos occupations, et tous les genres
doccupation iraient à peu près et également à chacun ; parce quils
seraient simples et nullement recherchés. Chaque homme serait à tout et passerait
dun travail à un autre, de façon que la folle et funeste division des hommes en
différents état se trouverait entièrement anéantie, puisquelle le serait à
légard même des états utiles.
On ne jouirait pas des plaisirs et des avantages dont nous ne jouissons, dans notre état
policé, que par la folie même de cet état ; on néprouverait pas de ces
impressions de théâtre qui nous jettent dans létat convulsif des ris et des
pleurs, (p) de ces passions fortes qui nous énervent en nous faisant jouir avec
excès ; on ne goûterait pas les sensations vives, mais toujours momentanées,
dun amant heureux, dun héros vainqueur, dun ambitieux parvenu,
dun artiste couronné, dun avare qui contemple son trésor, dun grand
bouffi de ses titres et de son extraction ; on naurait pas de ces femmes
adorables, de ces palais superbes, de ces ameublements magnifiques, de ces jardins
enchantés, de ces parcs, de ses avenues immenses, de ces mets recherchés, de ces bijoux
précieux, de ces chars transparents etc., choses qui font moins le bonheur de ceux qui
les possèdent, que le malheur de ceux qui en sont privés. Mais tous ces avantages et
jouissances factices qui sortent de la classe des vrais besoins de lhomme, et qui
par là même entraînent tant de dégoûts et dinconvénients après eux, seraient
compensés par des jouissances et des avantages bien plus réels, bien plus durables et
dun tout autre prix. On ne souffrirait pas dailleurs de leur privation ;
car on nen naurait pas la plus légère idée.
(p) On ne rirait ni ne pleurerait dans létat de murs ; lair
serein y serait généralement répandu sur tous les visages, qui auraient tous à peu
près les mêmes formes, comme je lai dit : Une femme y ressemblerait
extrêmement à une autre femme aux yeux dun homme, et un homme extrêmement à un
autre homme aux yeux dune femme ; et tant par cette raison que par toutes les
raisons possibles qui concourreraient avec celle-là, rien ny contrarierait la
communauté des femmes pour les hommes, et des hommes pour les femmes. Si on niait cette
vérité ou quon en doutât, on ne le ferait quautant quon porterait
dans létat de murs lidée de létat de lois, ou de létat
sauvage.
IX - La
langue
On parlerait dans létat de
murs une langue facile à apprendre : car elle serait extrêmement moins
abondante et bien plus simple que celles qui nous transmettent, en les apprenant, les
absurdités et les travers de nos père. Lusage suffirait pour lapprendre aux
enfants, qui nauraient besoin daucuns principes sur elles, et rien ne
demanderait quon les assujettît à la lire et à lécrire : car à quoi
bon les assujettir à cette tâche très pénible pour eux, qui leur serait entièrement
inutile ? Toutes nos écritures et tous nos livres nont dexistence que
par la folie de nos murs (x).
(x) On écrit et on travaille sans cesse pour parvenir à remédier aux inconvénients
que les lois et ordonnances quelconques entraînent après elles ; et il y aura
toujours matière à écrire et à travailler parce que ces inconvénients sont dans la
nature des lois quon laisse subsister. Tout est en question dans nos
murs ; on est encore à y déterminer les droits des rois et des peuples, ceux
du trône et du sacerdoce ; et si lon na rien que de vagues sur ces deux
objets, cest uniquement parce que le fond en est vicieux.
Les langues sépureraient delles-mêmes de tous les mots qui y sont de
trop ; et combien ny aurait-il pas de ces mots pour des hommes éclairés dans
la vérité, qui nauraient plus matière à raisonner, qui ne converseraient pas
uniquement pour converser, comme nous le faisons, et qui ne connaîtraient ni nos passions
factices, ni tout ce que nous avons mis de factice dans les objets de nos appétits, ni
nos connaissances vaines, ni nos arts superflus ? Il serait à souhaiter quil y
eût la même langue partout où existerait létat de murs, et cest ce
qui serait facile, la langue étant alors aussi simple quelle le serait, et les
hommes communiquant tous ensemble de proche en proche, sans être partagés en
différentes nations. Il ny aurait pas à craindre que cette langue changeât,
quelle dégénérât en jargon, ou quelle fût susceptible, comme les nôtres,
dêtre toujours épurée et enrichie ; elle serait stable et ne varierait
point.
Les hommes dans létat de murs sentendraient aussi parfaitement que nous
nous entendons mal ; ils auraient lesprit conséquent sans avoir besoin de nos
règles de logique, et par le pouvoir qua la vérité seule dorganiser les
têtes comme il faut (y). Les leçons déloquence, de poésie, de musique, de
peinture et autres arts libéraux, leur seraient aussi inutiles que celles de grammaire et
de logique ; ils se borneraient à lessentiel des connaissances, et leur
enfance conséquemment ne serait pas tyrannisée comme la nôtre, ainsi que notre
adolescence, et comme elle lest au grand détriment de notre raison, de
légalité de notre humeur, de notre tranquillité et de notre santé.
(y) Leffet de la vérité ne peut être autre chose que de rendre nos têtes
aussi harmoniques quelles sont dissonantes.
Les arts agréables dont nous faisons généralement le plus de cas, comme
léloquence et la poésie, nexistent quau défaut de la vérité et des
murs qui sont conséquentes. On a toujours dit que la vérité était faite pour
paraître toute nue : cela sétend beaucoup plus loin quon ne la
pensé, puisquil est vrai quelle rejette non seulement toute parure dans le
discours, mais toute harmonie factice qui sort de lutile. Nous navons des
orateurs, des poètes, des chanteurs, des danseurs, des peintres, etc. que parce que nos
sommes mille fois plus fous, relativement aux hommes, dans létat de murs que
les fous des petites maisons ne le sont relativement à nous. Cette vérité est
dure ; mais ce nest pas nous encore en fois qui péchons, cest notre
état social.
Les arts agréables sont des ingrédients qui entrent nécessairement dans nos murs,
et dont nous avons besoin pour nous délasser de nos fatigues desprit et de corps,
pour nous arracher à lennui, pour mettre quelque consonance dans la dissonance des
parties qui nous composent, et pour repaître notre imagination, soit des beautés de la
nature dont elle ne jouit point dans le sein de nos villes, soit de tout autre objet
capable de la réjouir. Mais dans des murs où nous serions tous occupés de travaux
faciles, que nous ferions par goût et par intérêt, dans des murs qui nous
rendraient heureux par elles-mêmes, et qui se refuseraient à tout ce qui pourrait être
objet de rivalité, à quoi ces sortes darts pourraient-elles nous être
utiles ?
Conclusion
Létat de murs ou
létat social sans lois, tel que je viens de le crayonner, est le véritable état
de lhomme en société ; et si, après lavoir lu et lavoir vu
établi sur notre ignorance vaincue, on venait encore à dire, ou quil ne peut pas
être substitué à létat de lois, ou quil est impossible dans la pratique,
ou quil entraîne des inconvénients après lui, ou que létat de lois divines
et humaines lui est préférable, on ne mériterait pour toute réponse que dêtre
renvoyé à relire et à réfléchir (r).
(r) Si les hommes par impossible acquéraient la faculté, daujurdhui à
demain, de se rendre invisibles, ou toute autre faculté qui les rendît les maîtres de
la vie et de la fortune les uns des autres, ils ne pourraient plus vivre en société
quen convenant de vivre dans légalité morale, seul moyen de navoir
plus aucun motif duser de leur faculté et de nen plus user. Cest donc
à cet état dégalité que toute raison réelle ou imaginaire les amène.
Les seuls lecteurs qui mériteraient dautres réponses sont ceux qui, satisfaits
dailleurs de ma spéculation métaphysique et morale, ne demanderaient que des
éclaircissements. Je souhaite quil sen trouve beaucoup de cette
espèce : car cest par des éclaircissements demandés et donnés que son
développement aurait toute sa force, et que la persuasion gagnerait bientôt les esprits
aussi généralement que la vérité lexige pour avoir son effet.
Dom Léger-Marie
Deschamps Le vrai système ou Le Mot de lénigme métaphysique et morale
" Les observations morales ", deuxième partie : Entrée dans
létat de murs, p. 158/162 ; IX - La langue, p. 173/176 ; Conclusion,
p.197/198.
1re édition en 1762 Paris : Droz, 1939 |