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Foules de Stamboul
À cette
heure la nuit s'avoisine ; vous laisser seul au beau milieu
de Stamboul, ce serait un procédé que l'islam désavoue ;
je vous ramène donc par le dédale des rues.
Le turbé
d'Achmet, aïeul de Mahmoud, vous présente ses gigantesques
cercueils coiffés de turbans, voilés de châles
merveilleux, entourés de cierges énormes, avec les
tombes des femmes et des enfants que réunit la cour extérieure.
Vous voudriez
vous arrêter à cette fontaine emprisonnée sous
une dentelle de fer, si fraîche dans l'ombre de son kiosque,
et demander au vieillard qui mesure l'eau derrière le grillage
cette coupe de cuivre qu'il tend aux femmes turques échelonnées
sur les degrés ; mais le giaour ne doit pas souiller
de ses lèvres impures l'onde qu'a fait sourdre Allah pour
les fidèles ; passons. La foule, vive et leste, glisse
en un double courant, et vous ne vous lassez pas du changeant aspect
de ces flots humains. Parmi les Osmanlis, vous distinguez vite l'homme
de peine, l'homme peu lavé, le provincial raboteux, du Turc
poli, lettré, au teint blanc, à la carnation délicate
qu'entretient l'usage des bains, à la barbe soyeuse teinte
d'un noir de jais, à la gravité princière,
enveloppé dans son caftan moelleux qu'enrichissent les plus
rares pelleteries.
Çà
et là, un Oriental très blond étonne vos regards ;
il a je ne sais quelle dureté de physionomie, rendue plus
sensible encore par ses moustaches d'un or fauve et ses yeux d'un
bleu pâle : c'est un Kurde, le revers méridional
de l'Ararat l'a vu naître. Écartez-vous, le Scheik
de la police, digne, impassible, sa barbe blanche étalée
sur la poitrine, s'avance, monté sur un cheval arabe que
deux saïs, courant des deux côtés, maintiennent
à l'amble. Ne vous arrêtez pas à contempler
ces femmes voilées qui se rendent au bain, suivies de la
négresse dont les mains délicates et noires portent
le mouchoir de soie où s'empaquettent les robes de rechange
avec les parfums. Dans le Petit-Champ-des-morts, ici, des Bohémiens,
errant parmi les tombes, préparent leur campement du soir
en face de la Corne d'Or, toute frangée de vieilles tours,
de balcons, de coupoles et de minarets.
L'obscurité
s'est faite. Une marche, celle de Widdin, éclate dans la
caserne des zouaves, près de notre logis ; la cour du
monument s'emplit de torches, un pacha vient d'arriver à
l'improviste, il inspecte les troupes, elles passent en bon ordre ;
les tambourins et les cymbales coupent le chant très doux
qui rappelle celui des almées, le fifre en dessine la mélodie ;
les pas, nets et précis, marquent le temps, puis la mesure
s'accélère, elle s'emporte, à l'assaut, à
la charge, les hordes se précipitent, et le même cri
sauvage termine tout brusquement, et toujours il me semble entendre
quelque tigre jeter son hurlement par les déserts.
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