Gérard de Nerval, Scènes de la vie orientale.
II. Les femmes du Liban, 1850
  J'interromps ici mon itinéraire, je veux dire ce relevé, jour par jour, heure par heure, d'impressions locales, qui n'ont de mérite qu'une minutieuse réalité. Il y a des moments où la vie multiplie ses pulsations en dépit des lois du temps, comme une horloge folle dont la chaîne est brisée ; d'autres où tout se traîne en sensations inappréciables ou peu dignes d'être notées. Te parlerai-je de mes pérégrinations dans la montagne, parmi des lieux qui n'offriraient qu'une topographie aride, au milieu d'hommes dont la physionomie ne peut être saisie qu'à la longue, et dont l'attitude grave, la vie uniforme, prêtent beaucoup moins au pittoresque que les populations bruyantes et contrastées des villes ? Il me semble, depuis quelque temps, que je vis dans un siècle d'autrefois ressuscité par magie ; l'âge féodal m'entoure avec ses institutions immobiles comme la pierre du donjon qui les a gardées.
Âpres montagnes, noirs abîmes, où les feux de midi découpent des cercles de brume, fleuves et torrents, illustres comme des ruines, qui roulez encore les colonnes des temples et les idoles brisées des dieux ; neiges éternelles qui couronnez des monts dont le pied s'allonge dans les champs de braise du désert ; horizons lointains des vallées que la mer emplit à moitié de ses flots bleus ; forêts odorantes de cèdre et de cinnamome ; rochers sublimes où retentit la cloche des ermitages ; fontaines célébrées par la muse biblique, où les jeunes filles se pressent le soir, portant sur le front leurs urnes élancées ; oui, vous êtes pour l'Européen la terre paternelle et sainte, vous êtes encore la patrie ! Laissons Damas, la ville arabe, s'épanouir au bord du désert et saluer le soleil levant du haut de ses minarets ; mais le Liban et le Carmel sont l'héritage des croisades : il faut qu'ils appartiennent, sinon à la croix seule, du moins à ce que la croix symbolise, à la liberté.


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