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J'interromps ici
mon itinéraire, je veux dire ce relevé, jour par jour,
heure par heure, d'impressions locales, qui n'ont de mérite
qu'une minutieuse réalité. Il y a des moments où
la vie multiplie ses pulsations en dépit des lois du temps,
comme une horloge folle dont la chaîne est brisée ;
d'autres où tout se traîne en sensations inappréciables
ou peu dignes d'être notées. Te parlerai-je de mes
pérégrinations dans la montagne, parmi des lieux qui
n'offriraient qu'une topographie aride, au milieu d'hommes dont
la physionomie ne peut être saisie qu'à la longue,
et dont l'attitude grave, la vie uniforme, prêtent beaucoup
moins au pittoresque que les populations bruyantes et contrastées
des villes ? Il me semble, depuis quelque temps, que
je vis dans un siècle d'autrefois ressuscité par magie ;
l'âge féodal m'entoure avec ses institutions immobiles
comme la pierre du donjon qui les a gardées.
Âpres montagnes,
noirs abîmes, où les feux de midi découpent
des cercles de brume, fleuves et torrents, illustres comme des ruines,
qui roulez encore les colonnes des temples et les idoles brisées
des dieux ; neiges éternelles qui couronnez des monts
dont le pied s'allonge dans les champs de braise du désert ;
horizons lointains des vallées que la mer emplit à
moitié de ses flots bleus ; forêts odorantes de
cèdre et de cinnamome ; rochers sublimes où retentit
la cloche des ermitages ; fontaines célébrées
par la muse biblique, où les jeunes filles se pressent le
soir, portant sur le front leurs urnes élancées ;
oui, vous êtes pour l'Européen la terre paternelle
et sainte, vous êtes encore la patrie ! Laissons Damas,
la ville arabe, s'épanouir au bord du désert et saluer
le soleil levant du haut de ses minarets ; mais le Liban et
le Carmel sont l'héritage des croisades : il faut qu'ils
appartiennent, sinon à la croix seule, du moins à
ce que la croix symbolise, à la liberté.
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