1907-2008 : le long sommeil des urnes de l’Opéra
par Elizabeth Giuliani




Le 24 décembre 1907 dans les sous-sols du palais Garnier, une cérémonie marque le don par Alfred Clark, président de la compagnie française du Gramophone, de vingt-quatre disques présentés comme l’embryon d’un « musée de la voix ». Par acte écrit, le ministre de l’instruction publique, Aristide Briand, enregistre la volonté du donateur que ces boîtes ne soient ouvertes que cent ans plus tard, en ces termes :
« afin d’apprendre aux hommes de cette époque :
1° quel était alors l’état des machines parlantes, encore aujourd’hui presque à leurs débuts, et quels progrès surtout auront amélioré cette précieuse invention au cours d’un siècle ;
2° quelle était alors la voix des principaux chanteurs de notre temps et quelle interprétation ils donnaient à quelques-uns des morceaux les plus célèbres du répertoire lyrique et dramatique. »
En juin 1912, un second don est effectué par Alfred Clark, à nouveau de deux douzaines de disques. Un gramophone, placé dans une urne plus grande, garantit qu’il sera possible de relire les disques en dépit des changements technologiques qui n’auront pas manqué de survenir entre-temps.

 


L’ouverture des urnes

En 1989-1990, à l’occasion de travaux, l’Opéra constate que deux urnes ont été fracturées, les confie à la Bibliothèque nationale et, en 2007, lui demande de procéder à leur ouverture.
L’opération est préparée avec l’appui scientifique et technique du C2RMF (Centre de recherche et de restauration des musées de France) et, du fait la présence probable d’amiante (confirmée lors de l’ouverture), sa réalisation est confiée à une société agréée, Sobaten, qui a également été mécène de cette prestation. En septembre 2008, dans les espaces du département de l’Audiovisuel, sur le site François-Mitterrand de la BnF, est monté un local rigoureusement conforme aux normes légales d’étanchéité. Un restaurateur indépendant, recommandé par le C2RMF et assisté des techniciens de Sobaten, procède à de derniers réglages, la zone de confinement est mise en dépression d’air et, ainsi, peut commencer l’ouverture des urnes. On a choisi de n’en n’ouvrir que deux : une de 1907 et une de 1912. Le soin d’ouvrir la seconde urne de 1907 est laissé à nos successeurs !
Le 17 septembre 2008 est enfin extrait le premier disque. Le support (un disque monoface de 25 cm de diamètre portant une étiquette manuscrite) se révèle dans un excellent état de conservation. Une lecture analogique et une reproduction numérique sont aussitôt réalisées : la qualité sonore est également remarquable. Il s’agit du discours « impressionné » à l’avance par Firmin Gémier pour être diffusé puis enfermé dans une urne, lors de la seconde cérémonie d’enfouissement dans les sous-sols de l’Opéra Garnier, le 13 juin 1912.
>> regarder le film de l'ouverture
 


La découverte de leur contenu

Du 18 au 23 septembre, le contenu de deux urnes est extrait. De l’urne de 1907 sont retirés douze disques, tous d’un diamètre de 25 cm, des marques Gramophone Pre-dog et Zonophone, un diaphragme Gramophone Exhibition de fabrication américaine, une boîte d’aiguilles de métal « Melba needles » et un exemplaire des pièces manuscrites déposées également à l’époque dans un cylindre de laiton et remises à la bibliothèque de l’Opéra.
De l’urne de 1912 sont sortis douze disques, de 30 et de 25 cm, certains déjà portant la marque de La voix de son maître. Dans ce second ensemble nettement moins bien conditionné, certains disques du bas de la pile ont été endommagés, griffés par les éclats des plateaux de verre qui les séparaient. Dans les deux cas, des sceaux de cire, qui maintenaient fermées les bandes protectrices de matériau amianté, sont également recueillis. Seuls ceux de l’urne de 1907 restent lisibles, ils portent la mention « Archives et Bibliothèque de l’Opéra, lettres patentes du 28 juin 1669 ». Par ailleurs, par une carte de visite en 1907 et une inscription gravée à l’intérieur du couvercle de l’urne en 1912, le chimiste Charles Bardy a laissé sa signature.
 

On a maintenant nettoyé les disques en profondeur et transféré sous forme de fichier numérique le signal sonore. Leurs étiquettes, aux couleurs d’une intense vivacité, ont été photographiées.
Tout est prêt désormais pour accomplir ce devoir transmis par nos aïeux : les écouter (en appliquant les divers procédés analogiques et optiques de lecture du son) et s’étonner du chemin parcouru, en termes techniques et esthétiques, par l’édition phonographique, alors presque à ses débuts, aujourd’hui presque à sa fin ?
 

L'hégémonie du répertoire lyrique

L’ensemble du contenu des quatre urnes est exclusivement emprunté au répertoire classique. Quelques lignes de force s’en dégagent. D’abord, la présence minoritaire d’œuvres instrumentales. C’est le résultat de la technique acoustique alors en usage pour capter et fixer les sons, qui n’utilisait aucun mode d’amplification. L’artiste se plaçait juste devant un cornet acoustique pour « brailler » son interprétation. Les instruments à cordes frottées ou pincées sont particulièrement mal servis. Il en va de même des formations orchestrales où l’harmonie prend toute la place. Toutefois, en dépit de ces limites fortes, les artistes choisis sont tous de grands noms qui marquèrent plusieurs générations (Paderewski, Pugno, Kreisler…). La présence d’un extrait d’une symphonie de Beethoven reste rarissime, voire quasiment unique, en cette première décennie du XXe siècle. Il en va de même pour la musique de chambre, ici interprétée dans l’adaptation de deux pièces sacrées.
Le répertoire lyrique est quasi exclusif dans l’offre phonographique « sérieuse » de l’époque. On remarque la présence significative d’air extraits d’opéras de Gounod et de Massenet, compositeur encore vivant, qui reflètent parfaitement la vie lyrique du moment. La fixation de la mort de l’Otello de Verdi, par Tamagno, le créateur du rôle en 1887, confirme le souci qu’eurent aussitôt les éditeurs phonographiques de préserver un patrimoine musical fugitif.
Quant aux interprètes présents, il en est de deux catégories. Les vedettes des grandes scènes internationales, grandes voix du XIXe siècle, alors déjà âgées (Patti alors âgée de 63 ans) ou au faîte de leur gloire (Journet, Melba, Plançon), enfin de plus jeunes artistes, tel Caruso, dont la notoriété s’est construite à la fois sur la scène et au disque. D’autres chanteurs, aujourd’hui oubliés du grand public (Affre, Noté, Korsoff…) étaient alors en pleine activité et très sollicités des éditeurs phonographiques. Figurent également quelques talents à leurs débuts, tels Paul Franz ou Daniel Vigneau qui poursuivirent une carrière discographique jusqu’à la veille de la Seconde guerre mondiale.
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