|
– Mais puisque vous n'avez rien ! cria madame Desforges.
Elle s'interrompit, étonnée de sentir une mais se poser
sur son épaule. C'était madame Marty, que sa crise de dépense
emportait au travers des magasins. Ses achats avaient tellement grossi,
depuis les cravates, les gants brodés et l'ombrelle rouge, que
le dernier vendeur venait de se décider à mettre sur une
chaise le paquet, qui lui aurait cassé les bras ; et il la précédait,
en tirant cette chaise, où s'entassaient des jupons, des serviettes,
des rideaux, une lampe, trois paillassons.
– Tiens ! dit-elle, vous achetez un manteau de voyage ?
– Oh ! mon Dieu ! non, répondit madame Desforges. Ils sont
affreux.
Mais madame Marty était tombée sur un manteau à rayures,
qu'elle ne trouvait pourtant pas mal. Sa fille Valentine l'examinait déjà.
Alors, Denise appela Marguerite, pour débarrasser le rayon de l'article,
un modèle de l'année précédente, que cette
dernière, sur un coup d'œil de sa camarade, présenta
comme une occasion exceptionnelle. Quand elle eut juré qu'on l'avait
baissé de prix deux fois, que de cent cinquante on l'avait mis
à trente, et qu'il était maintenant à cent dix, madame
Marty fut sans force contre la tentation du bon marché. Elle l'acheta,
le vendeur qui l'accompagnait laissa la chaise et tout le paquet des notes
de débit, jointes aux marchandises.
[…]
– Tiens ! cria madame Marty, j'y vais avec vous… Je voulais
voir un costume pour Valentine.
Marguerite prit la chaise par le dossier, et la traîna, renversée
sur les pieds de derrière, qu'un tel charriage usait à la
longue. Denise ne portait que les quelques mètres de foulard, achetés
par madame Desforges. C'était tout un voyage, maintenant que les
robes et costumes se trouvaient au second, à l'autre bout des magasins.
Et le grand voyage commença, le long des galeries encombrées.
En tête marchait Marguerite, tirant la chaise comme une petite voiture,
s'ouvrant un chemin avec lenteur. Dès la lingerie, madame Desforges
se plaignit : était-ce ridicule, ces bazars où il fallait
faire deux lieues pour mettre la main sur le moindre article ! Madame
Marty se disait aussi morte de fatigue ; et elle n'en jouissait pas moins
profondément de cette fatigue, de cette mort lente de ses forces,
au milieu de l'inépuisable déballage des marchandises. Le
coup de génie de Mouret la tenait tout entière. Au passage,
chaque rayon l'arrêtait. Elle fit une premIère halte devant
les trousseaux, tentée par des chemises que Pauline lui vendit,
et Marguerite se trouva débarrassée de la chaise, ce fut
Pauline qui dut la prendre. Madame Desforges aurait pu continuer sa marche,
pour libérer Denise plus vite ; mais elle semblait heureuse de
la sentir derrière elle, immobile et patiente, tandis qu'elle s'attardait
également, à conseiller son amie. Aux layettes, ces dames
s'extasièrent, sans rien acheter. Puis, les faiblesses de madame
Marty recommencèrent : elle succomba successivement devant un corset
de satin noir, des manchettes de fourrure vendues au rabais, à
cause de la saison, des dentelles russes dont on garnissait alors le linge
de table. Tout cela s'empilait sur la chaise, les paquets montaient, faisaient
craquer le bois ; et les vendeurs qui se succédaient, s'attelaient
avec plus de peine, à mesure que la charge devenait plus lourde.
|