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Madame de Boves, après s'être longtemps promenée
avec sa fille, rôdant devant les étalages, ayant le besoin
sensuel d'enfoncer les mains dans les tissus, venait de se décider
à se faire montrer du point d'Alençon par Deloche. D'abord,
il avait sorti de l'imitation ; mais elle avait voulu voir de l'Alençon
véritable, et elle ne se contentait pas. des petites garnitures
à trois cents francs le mètre, elle exigeait les hauts volants
à mille, les mouchoirs et les éventails à sept et
huit cents. Bientôt le comptoir fut couvert d'une fortune. Dans,
un coin du rayon l'inspecteur Jouve, qui n'avait pas lâché
madame de Boves, malgré l'apparente flânerie de cette dernière,
se tenait immobile au milieu des poussées, l'attitude indifférente,
l'il toujours sur elle.
Et avez-vous des berthes en point à l'aiguille ? demanda
la comtesse à Deloche. Faites voir, je vous prie.
Le commis, qu'elle tenait depuis vingt minutes, n'osait résister,
tellement elle avait grand air, avec sa taille et sa voix de princesse.
Cependant, il fût pris d'une hésitation, car on recommandait
aux vendeurs de ne pas amonceler ainsi les dentelles précieuses,
et il s'était laissé voler dix mètres de malines,
la semaine précédente. Mais elle le troublait, il céda,
abandonna un instant le tas de point d'Alençon, pour prendre derrière
lui, dans une case, les berthes demandées.
Regarde donc, maman, disait Blanche qui fouillait, à côté,
un carton plein de petites valenciennes à bas prix, on pouvait
prendre de ça pour les oreillers.
Madame de Boves ne répondait pas. Alors la fille en tournant sa
face molle, vit sa mère, les mains au milieu des dentelles, en
train de faire disparaître, dans la manche de son manteau, des volant
de point d'Alençon. Elle ne parut pas surprise, elle s'avançait
pour la cacher d'un mouvement instinctif, lorsque Jouve, brusquement,
se dressa entre elles. Il se penchait, il murmurait à l'oreille
de la comtesse, d'une voix polie :
Madame, veuillez me suivre.
Elle eut une courte révolte.
Mais pourquoi monsieur ?
Veuillez me suivre, madame, répéta l'inspecteur,
sans élever le ton.
Le visage ivre d'angoisse, elle jeta un rapide coup d'il autour d'elle.
Puis, elle se résigna, elle reprit son allure hautaine, marchant
près de lui comme une reine qui daigne se confier aux bons soins
d'un aide de camp. Pas une des clientes entassées là ne
s'était même aperçue de la scène. Deloche,
revenu devant le comptoir avec les berthes, la regardait emmener, bouche
béante : comment ? celle-là aussi ! cette
dame si noble ! c'était à les fouiller toutes !
Et Blanche qu'on laissait libre, suivait de loin sa mère, s'attardait
au milieu de la houle des épaules, livide, partagée entre
le devoir de ne pas l'abandonner et la terreur d'être gardée
avec elle. Elle la vit entrer dans le cabinet de Bourdoncle, elle se contenta
de rôder devant la porte.
Justement, Bourdoncle, dont Mouret venait de se débarrasser, était
là. D'habitude, il se prononçait sur ces sortes de vols,
commis par des personnes honorables. Depuis longtemps, Jouve, qui guettait
celle-ci, lui avait fait part de ses doutes ; aussi ne fut-il pas
étonné, lorsque l'inspecteur le mit au courant d'un mot ;
du reste, des cas si extraordinaires lui passaient par les mains, qu'il
déclarait la femme capable de tout, dès que la rage du chiffon
l'emportait. Comme il n'ignorait pas les rapports mondains du directeur
avec la voleuse, il montra lui aussi une politesse parfaite.
Madame, nous excusons ces moments de faiblesse... Je vous en prie,
considérez où un pareil oubli de vous-même pourrait
vous conduire. Si quelque autre personne vous avait vue glisser ces dentelles...
Mais elle l'interrompit avec indignation. Elle, une voleuse ! pour
qui la prenait-il ? Elle était la comtesse de Boves, son mari,
inspecteur général des haras, allait à la cour.
Je sais, je sais, madame, répétait paisiblement Bourdoncle.
J'ai l'honneur de vous connaître... Veuillez d'abord rendre les
dentelles que vous avez sur vous...
Elle se récria de nouveau, elle ne lui laissait plus dire une parole,
belle de violence, usant jusqu'aux larmes de la grande dame outragée.
Tout autre que lui, ébranlé, aurait craint quelque méprise
déplorable, car elle le. menaçait de s'adresser aux tribunaux,
pour venger une telle injure.
Prenez garde, monsieur ! mon mari ira jusqu'au ministre.
Allons, vous n'êtes pas plus raisonnable que les autres,
déclara Bourdoncle, impatienté. On va vous fouiller, puisqu'il
le faut.
Elle ne broncha pas encore, elle dit avec son assurance superbe :
C'est ça, fouillez-moi... Mais, je vous en avertis, vous
risquez votre maison.
Jouve alla chercher deux vendeuses des corsets. Quand il revint, il avertit
Bourdoncle que la demoiselle de cette dame, laissée libre, n'avait
pas quitté la porte, et il demandait s'il fallait l'empoigner,
elle aussi, bien qu'il ne l'eût rien vue prendre. L'intéressé,
toujours correct, décida, au nom de la morale, qu'on ne la ferait
pas entrer, pour ne point forcer une mère à rougir devant
sa fille. Cependant, les deux hommes se retirèrent dans une pièce
voisine, tandis que les vendeuses fouillaient la comtesse et lui ôtaient
même sa robe, afin de visiter sa gorge et ses hanches. Outre les
volants de point d'Alençon, douze mètres à mille
francs, cachés au fond d'une manche, elles trouvèrent, dans
la gorge, aplatis et chauds, un mouchoir, un éventail, une cravate,
en tout pour quatorze mille francs de dentelles environ. Depuis un an,
madame de Boves volait ainsi, ravagée d'un besoin furieux, irrésistible.
Les crises empiraient, grandissaient, jusqu'à être une volupté
nécessaire à son existence, emportant tous les raisonnements
de prudence se satisfaisant avec une jouissance d'autant plus âpre,
qu'elle risquait, sous les yeux d'une foule, son nom, son orgueil, la
haute situation de son mari. Maintenant que ce dernier lui laissait vider
ses tiroirs, elle volait avec de l'argent plein sa poche, elle volait
pour voler, comme on aime pour aimer, sous le coup de fouet du désir,
dans le détraquement de la névrose que ces appétits
de luxe inassouvis avaient développé en elle, autrefois,
à travers l'énorme et brutale tentation des grands magasins.
C'est un guet-apens ! cria-t-elle, lorsque Bourdoncle et Jouve
rentrèrent. On a glissé ces dentelles sur moi, oh !
devant Dieu, je le jure.
A présent, elle pleurait des larmes de rage, tombée sur
une chaise, suffoquant dans sa robe mal rattachée. L'intéressé
renvoya les vendeuses. Puis, il reprit de son air tranquille :
Nous voulons bien, madame, étouffer cette fâcheuse
affaire par égard pour votre famille. Mais, auparavant, vous allez
signer un papier ainsi conçu : "J'ai volé des dentelles
au Bonheur des dames", et le détail des dentelles, et la date du
jour... Du reste, je vous rendrai ce papier, dès que vous m'apporterez
deux mille francs pour les pauvres.
Elle s'était relevée, elle déclara dans une révolte
nouvelle :
Jamais je ne signerai cela, j'aime mieux mourir.
Vous ne mourrez pas, madame. Seulement, je vous préviens
que je vais envoyer chercher le commissaire de police. Alors, il y eut
une scène affreuse. elle l'injuriait, elle bégayait que
c'était lâche à des hommes de torturer ainsi une femme.
Sa beauté de Junon, son grand corps majestueux se fondait dans
une fureur de poissarde. Puis, elle voulut essayer de l'attendrissement,
elle les suppliait au nom de leurs mères, elle parlait de se traîner
à leurs pieds. Et, comme ils restaient froids, bronzés par
l'habitude, elle s'assit tout d'un coup, écrivit d'une main tremblante.
La plume crachait ; les mots "J'ai volé", appuyés rageusement,
faillirent crever le papier mince, tandis qu'elle répétait,
la voix étranglée :
Voilà, monsieur, voilà monsieur... Je cède
à la force...
Bourdoncle prit le papier, le plia soigneusement, l'enferma devant elle
dans un tiroir, en disant :
Vous voyez qu'il est en compagnie, car ces dames, après
avoir parlé de mourir plutôt que de les signer, négligent
généralement de venir reprendre leurs billets doux... Enfin,
je le tiens à votre disposition. Vous jugerez s'il vaut deux: mille
francs.
Elle achevait de rattacher sa robe, elle retrouvait toute son arrogance,
maintenant qu'elle avait payé.
Je puis sortir ? demanda-t-elle d'un ton bref.
Déjà Bourdoncle s'occupait d'autre chose. Sur le rapport
de Jouve, il décidait le renvoi de Deloche : ce vendeur était
stupide, il se laissait continuellement voler; jamais il n'aurait d'autorité
sur les clientes. Madame de Boves répéta la question, et
comme ils la congédiaient d'un signe affirmatif, elle les enveloppa
tous deux d'un regard d'assassin. Dans le flot de gros mots qu'elle renfonçait,
un cri de mélodrame lui vint aux lèvres.
Misérables ! dit-elle en faisant claquer la porte.
Cependant, Blanche ne s'était pas éloignée du cabinet.
Son ignorance de ce qui se passait là-dedans, les allées
et venues de Jouve et des deux vendeuses, la bouleversaient, évoquaient
les gendarmes, la cour d'assises, la prison. Mais elle resta béante :
Vallagnosc était devant elle, ce mari d'un mois dont le tutoiement
la gênait encore ; et il la questionnait en s'étonnant
de sa stupeur.
Où est ta mère ?... Vous vous êtes perdues ?...
Voyons, réponds moi, tu m'inquiètes.
Pas un mensonge raisonnable ne lui venait aux lèvres. Dans sa détresse,
elle dit tout à voix basse.
Maman, maman... Elle a volé...
Comment ! volé ! Enfin, il comprit. La face bouffie de
sa femme, ce masque blême, ravagé par la peur, l'épouvantait.
De la dentelle, comme ça, dans sa manche, continuait-elle
à balbutier.
Tu l'as donc vue, tu regardais ? murmura-t-il, glacé
de la sentir complice.
Ils durent se taire, des personnes déjà tournaient la tête.
Une hésitation pleine d'angoisse tint Vallagnosc immobile un moment.
Que ? et il se décidait à entrer chez Bourdoncle lorsqu'il
aperçut Mouret, qui traversait la galerie. Il ordonna à
sa femme de l'attendre, il saisit le bras de son vieux camarade, qu 'il
mit au courant, en paroles entrecoupées. Celui-ci s'est hâté
de le mener dans son cabinet, où il le tranquillisa sur les suites
possibles. Il lui assurait qu'il n'avait pas besoin d'intervenir, il expliquait
de quelle façon les choses allaient certainement se passer, sans
paraître lui-même s'émouvoir de ce vol, comme s'il
l'avait prévu depuis longtemps. Mais Vallagnosc, lorsqu'il ne craignit
plus une arrestation immédiate, n'accepta pas l'aventure avec cette
belle tranquillité. Il s'était abandonné au fond
d'un fauteuil, et maintenant qu'il pouvait raisonner, il se répandait
en lamentations sur son propre compte. Etait-ce possible ? voilà
qu 'il était entré dans une famille de voleuses ! Un
mariage stupide qu'il avait bâclé, afin d'être agréable
au père ! Surpris de cette violence d'enfant maladif, Mouret
le regardait pleurer, en se rappelant l'ancienne pose de son pessimisme.
Ne lui avait-il pas entendu soutenir vingt fois le néant final
de la vie, où il n'y trouvait que le mal d'un peu drôle ?
Aussi, pour le distraire, s'amusa-t-il une minute à lui prêcher
l'indifférence sur un ton de plaisanterie amicale. Et, du coup,
Vallagnosc se fâcha : il ne pouvait décidément
rattraper sa philosophie compromise, toute son éducation bourgeoise
repoussait en indignations vertueuses contre sa belle-mère. Dès
que l'expérience tombait sur lui, au moindre effleurement de la
misère humaine, dont il ricanait à froid, le sceptique fanfaron
s'abattait et saignait. C'était abominable, on traînait dans
la boue l'honneur de sa race, le monde semblait en craquer.
Allons, calme-toi, conclut Mouret pris de pitié. Je ne te
dirai plus que tout arrive et que rien n'arrive puisque cela n'a pas l'air
de te consoler en ce moment. Mais je crois que tu devrais aller donner
ton bras à madame de Boves, ce qui serait plus sage que de faire
un scandale... Que diable ! toi qui professais le flegme du mépris,
devant la canaillerie universelle !
Tiens ! cria naïvement Vallagnosc, quand ça se
passe chez les autres !
Cependant, il s'était levé, il suivit le conseil de son
ancien condisciple. Tous deux retournaient dans la galerie, lorsque madame
de Boves sortit de chez Bourdoncle. Elle accepta avec majesté le
bras de son gendre, et comme Mouret la saluait d'un air galamment respectueux,
il l'entendit qui disait :
Ils m'ont fait des excuses. Vraiment, ces méprises sont
épouvantables.
Blanche les avait rejoints, et elle marchait derrière eux. Ils
se perdirent lentement dans la foule.
Alors, Mouret, seul et songeur, traversa de nouveau les magasins. Cette
scène, qui l'avait distrait du combat dont il était déchiré,
augmentait sa fièvre maintenant, déterminait en lui la lutte
suprême. Tout un rapport vague s'élevait dans son esprit :
le vol de cette malheureuse, cette folie dernière de la clientèle
conquise, abattue aux pieds du tentateur, évoquait l'image fière
et vengeresse de Denise, dont il sentait sur sa gorge le talon victorieux.
Il s'arrêta en haut de l'escalier central, il regarda longtemps
l'immense nef, où s'écrasait son peuple de femmes.
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