La Curée
    
Une ville enchantée

 
Une ville enchantée
Une ville éventrée
Cauchemar du détraquement
  Aristide Saccard arrive à Paris pour faire fortune. Un soir, il se rend au restaurant avec son épouse. Du haut des buttes de Montmartre, il observe Paris, certain qu'il y fera fortune.

On était à l'automne ; la ville, sous le grand ciel pâle s'alanguissait, d'un gris doux et tendre, piqué çà et là de verdures sombres, qui ressemblaient à de larges feuilles de nénuphars nageant sur un lac ; le soleil se couchait dans un nuage rouge, et, tandis que les fonds s'emplissaient d'une brume légère, une poussière d'or, une rosée d'or tombait sur la rive droite de la ville, du coté de la Madeleine et des Tuileries. C'étaient comme un coin enchanté d'une cité des Mille et une nuits, aux arbres d'émeraude, aux toits de saphir, aux girouettes de rubis. Il vint un moment où le rayon qui glissait entre deux nuages fut si resplendissant, que les maisons semblèrent flamber et se fondre comme un lingot d'or dans un creuset.
- Oh ! vois, dit Saccard, avec un rire d'enfant, il pleut des pièces de vingt francs dans Paris ! "
"Ce grand innocent de Paris ! vois donc comme il est immense et comme il s'endort doucement ! c'est bête, ces grandes villes ! il ne se doute guère de l'armée de pioches qui l'attaquera un des ces beaux jours, et certains hôtels de la rue d'Anjou ne reluiraient pas si fort sous le soleil couchant, s'ils savaient qu'ils n'ont plus que trois ou quatre ans à vivre.

Émile Zola, La Curée, p.124, 125, Éd. Fasquelle


Une ville éventrée
Saccard participe à tous les grands travaux parisiens...
  

Paris s'abîmait alors dans un nuage de plâtre. Les temps prédits par Saccard, sur les buttes de Montmartre, étaient venus. On taillait la cité à coups de sabre, et il était de toutes les entailles, de toutes les blessures. Il avait des décombres à lui aux quatre coins de la ville. Rue de Rome, il fût mêlé à cette étonnante histoire du trou qu'une compagnie creusa, pour transporter cinq ou six mille mètres cubes de terre et faire croire à des travaux gigantesques, et qu'on dut ensuite reboucher, en rapportant la terre de Saint-Ouen, lorsque la compagnie eut fait faillite. Lui s'en tira la conscience nette, les poches pleines, grâce à son frère Eugène, qui voulut bien intervenir. A Chaillot, il aida à éventrer la butte, à la jeter dans un bas-fond, pour faire passer le boulevard qui va de l'Arc-de-Triomphe au pont de l'Alma. du coté de Passy, ce fut lui qui eut l'idée de semer les déblais du Trocadéro sur le plateau; de sorte que la bonne terre se trouve aujourd'hui à deux mètres de profondeur, et que l'herbe elle-même refuse de pousser sans ces gravats. On l'aurait retrouvé sur vingt points à la fois, à tous les endroits où il y avait quelque obstacle insurmontable, un déblai dont on ne savait que faire...il finissait toujours par trouver quelque pot-de-vin ou quelque opération de sa façon.

Émile Zola, La Curée, p.163-164, Éd. Fasquelle


Cauchemar du détraquement
Pierre se promène avec son neveu au Jardin du Luxembourg.

Cependant la fortune de Saccard semblait à son apogée. Elle brûlait en plein Paris comme un feu de joie colossal. C'était l'heure où la curée ardente emplit un coin de forêt de l'aboiement des chiens, du claquement des fouets, du flamboiement des torches. Les appétits lâchés se contentaient enfin, dans l'impudence du triomphe, au bruit des quartiers écroulés et des fortunes bâties en six mois. La ville n'était plus qu'une grande débauche de millions et de femmes. Le vice, venu de haut, coulait dans les ruisseaux, s'étalait dans les bassins, remontait dans les jets d'eau des jardins, pour retomber sur les toits, en pluie fine et pénétrante. Et il semblait la nuit, lorsqu'on passait les ponts que la Seine charriât, au milieu de la ville endormie, les ordures de la cité, miettes tombées de la table, nœuds de dentelle laissés sur les divans, chevelures oubliées dans les fiacres, billets de banque glissés des corsages, tout ce que la brutalité du désir et le contentement immédiat de l'instinct jettent à la rue, après l'avoir brisé et souillé. Alors, dans le sommeil fiévreux de Paris, et mieux encore que dans sa quête haletante du grand jour, on sentait le détraquement cérébral, le cauchemar doré et voluptueux d'une ville folle de son or et de sa chair.

Émile Zola, La Curée, p.188-189, Éd. Fasquelle