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Paris s'abîmait alors dans un nuage de plâtre. Les temps
prédits par Saccard, sur les buttes de Montmartre, étaient
venus. On taillait la cité à coups de sabre, et il était
de toutes les entailles, de toutes les blessures. Il avait des décombres
à lui aux quatre coins de la ville. Rue de Rome, il fût mêlé
à cette étonnante histoire du trou qu'une compagnie creusa,
pour transporter cinq ou six mille mètres cubes de terre et faire
croire à des travaux gigantesques, et qu'on dut ensuite reboucher,
en rapportant la terre de Saint-Ouen, lorsque la compagnie eut fait faillite.
Lui s'en tira la conscience nette, les poches pleines, grâce à
son frère Eugène, qui voulut bien intervenir. A Chaillot,
il aida à éventrer la butte, à la jeter dans un bas-fond,
pour faire passer le boulevard qui va de l'Arc-de-Triomphe au pont de
l'Alma. du coté de Passy, ce fut lui qui eut l'idée de semer
les déblais du Trocadéro sur le plateau; de sorte que la
bonne terre se trouve aujourd'hui à deux mètres de profondeur,
et que l'herbe elle-même refuse de pousser sans ces gravats. On
l'aurait retrouvé sur vingt points à la fois, à tous
les endroits où il y avait quelque obstacle insurmontable, un déblai
dont on ne savait que faire...il finissait toujours par trouver quelque
pot-de-vin ou quelque opération de sa façon.
Émile
Zola, La Curée, p.163-164, Éd. Fasquelle
Cauchemar du détraquement
Pierre se promène avec son neveu au Jardin
du Luxembourg.
Cependant la fortune de Saccard semblait à son apogée.
Elle brûlait en plein Paris comme un feu de joie colossal. C'était
l'heure où la curée ardente emplit un coin de forêt
de l'aboiement des chiens, du claquement des fouets, du flamboiement des
torches. Les appétits lâchés se contentaient enfin,
dans l'impudence du triomphe, au bruit des quartiers écroulés
et des fortunes bâties en six mois. La ville n'était plus
qu'une grande débauche de millions et de femmes. Le vice, venu
de haut, coulait dans les ruisseaux, s'étalait dans les bassins,
remontait dans les jets d'eau des jardins, pour retomber sur les toits,
en pluie fine et pénétrante. Et il semblait la nuit, lorsqu'on
passait les ponts que la Seine charriât, au milieu de la ville endormie,
les ordures de la cité, miettes tombées de la table, nœuds
de dentelle laissés sur les divans, chevelures oubliées
dans les fiacres, billets de banque glissés des corsages, tout
ce que la brutalité du désir et le contentement immédiat
de l'instinct jettent à la rue, après l'avoir brisé
et souillé. Alors, dans le sommeil fiévreux de Paris, et
mieux encore que dans sa quête haletante du grand jour, on sentait
le détraquement cérébral, le cauchemar doré
et voluptueux d'une ville folle de son or et de sa chair.
Émile
Zola, La Curée, p.188-189, Éd. Fasquelle
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