Le Ventre de Paris
  Nouvelles architectures de métal et de verre
 
Nouvelles architectures de métal et de verre
Sanglantes entrailles
Entre Gras et Maigres, une bataille épique
  Florent Quenu arrive à Paris, dans le quartier des Halles. Il vient de passer des années au bagne, après son arrestation lors du coup d'État de Napoléon III, le 2 décembre 1851.

Mais ce qui le surprenait, c'était, aux deux bords de la rue, de gigantesques pavillons, dont les toits superposés lui semblaient grandir, s'étendre, se perdre, au fond d'un poudroiement de lueurs. Il rêvait, l'esprit affaibli, à une suite de palais, énormes et réguliers, d'une légèreté de cristal, allumant sur leurs façades les mille raies de flamme de persiennes continues et sans fin. Entre les arêtes fines des piliers, ces minces barres jaunes mettaient des échelles de lumière, qui gravissaient l'entassement des toits supérieurs, posant dans leur carrure les grandes carcasses à jour de salles immenses, où traînaient, sous le jaunissement du gaz, un pêle-mêle de formes grises, effacées et dormantes. Il tourna la tête, fâché d'ignorer où il était, inquiété par cette vision colossale et fragile ; et, comme il levait les yeux, il aperçut le cadran lumineux de Saint-Eustache, avec la masse de l'église. Cela l'étonna profondément. Il était à la pointe Saint-Eustache.

Émile Zola, Le ventre de Paris, p.41-42, Éd. Fasquelle


Sanglantes entrailles
Cadine et Marjolin sont deux enfants des Halles. Ils passent leur temps à traîner dans le quartier, à jouer, à se cacher, à rire, à le découvrir... Les Halles sont comme leur mère adoptive. À cet instant, ils sont près du bâtiment de la triperie.
  

Ils y allaient chaque jour, avec le goût du sang, avec la cruauté de galopins s'amusant à voir des têtes coupées. Autour du pavillon, les ruisseaux coulent rouge ; ils y trempaient le bout du pied, y poussaient des tas de feuilles qui les barraient, étalant des mares sanglantes. L'arrivage des abats dans des cariole qui puent et qu'on lave à grande eau les intéressait. Ils regardaient déballer les paquets de pieds de moutons qu'on empile à terre comme des pavés sales, les grandes langues roidies montrant les déchirures saignants de la gorge, les cœurs de bœuf solides et décrochés comme des cloches muettes. Mais ce qui leur donnait surtout le frisson à fleur de peau, c'étaient les grands paniers qui suent le sang, pleins de têtes de moutons, les cornes grasses, le museau noir, laissant pendre encore les chairs vives des lambeaux de peau laineuse ; ils rêvaient à quelque guillotine jetant dans ces paniers les têtes de troupeaux interminables.

Émile Zola, Le ventre de Paris, p.265, Éd. Fasquelle


Entre Gras et Maigres, une bataille épique
Florent travaille comme inspecteur à la Halles aux poissons. Or, son passé est découvert. Tout le monde se met à le détester.

Le quartier entier se ruait sur lui. Il semblait que chacun eût un intérêt immédiat à l'exterminer. Aux Halles, maintenant, les uns juraient qu'ils s'étaient vendu à la police ; les autres affirmaient qu'on l'avait vu dans la cave aux beurres, cherchant à trouer les toiles métalliques des resserres, pour jeter des allumettes enflammées. C'était un grossissement de calomnies, un torrent d'injures, dont la source avait grandi, sans qu'on sût au juste d'où elle sortait. Les poissonnières aimaient Florent pour sa douceur. Elles le défendirent quelques temps ; puis, travaillées par les marchandes qui venaient du pavillon aux beurres et du pavillon des fruits, elles cédèrent. Alors, recommença, contre ce maigre, la lutte des ventres énormes, des gorges prodigieuses. Il fut perdu de nouveau dans les jupes, dans les corsages pleins à crever, qui roulaient furieusement autour de ses épaules pointues.

Émile Zola, Le ventre de Paris, p.355-356, Éd. Fasquelle