Une page d'amour
    
Sourires du matin

 
Sourires du matin
Illuminations du soir
Incendies de la passion
  Hélène vit à Passy avec sa fille Jeanne. Elles ne sortent que très rarement dans Paris. Elles observent la ville à travers leurs fenêtres. En fait, elles aiment cette ignorance de Paris. "il restait l'infini et l'inconnu". Paris est pour elles, un éternel spectacle.

Ce matin là, Paris mettait une paresse souriante à s'éveiller. une vapeur, qui suivait la vallée de la Seine, avait noyé les deux rives. C'était une buée légère comme laiteuse, que le soleil peu à peu grandi éclairait. On ne distinguait rien de la ville, sous cette mousseline flottante, couleur du temps. Dans les creux, le nuage épaissi se fonçait d'une teinte bleuâtre, tandis que, sur de larges espaces, des transparences se faisaient, d'une finesse extrême, poussière dorée où l'on devinait l'enfoncement des rues ; et plus haut, des dômes et des flèches déchiraient le brouillard, dressant leurs silhouettes grises, enveloppés encore de lambeaux de la brume qu'ils trouaient. Par instants, des pans de fumée jaune se détachaient avec le coup d'aile lourd, d'un oiseau géant, puis se fondaient dans l'air qui semblait les boire. Et, au dessus de cette immensité, de cette nuée descendue et endormie sur Paris, un ciel très pur, d'un bleu effacé, presque blanc, déployait sa voûte profonde...C'était une fête, une paix souveraine et une gaieté tendre de l'infini, pendant que la ville, criblée de flèches d'or, paresseuse et somnolente, ne se décidait point à se montrer sous ses dentelles.

Émile Zola, Une page d'amour, p.74, Éd. Fasquelle


Illuminations du soir
Hélène observe Paris s'illuminer en compagnie de son ami, l'abbé Jouve.

  

Dans la mer de ténèbres qui dormait devant eux, une étincelle avait lui. C'était à leur pieds, quelque part dans l'abîme, à un endroit qu'ils n'auraient pu préciser. Et, une à une, d'autres étincelles parurent. Elles naissaient dans la nuit avec un brusque sursaut, tout d'un coup, et restaient fixes, scintillantes comme des étoiles. Il semblait que ce fût un nouveau lever d'astres, à la surface d'un lac sombre. Bientôt elles dessinèrent une doubles ligne, qui partait du Trocadéro et s'en allait vers Paris, par légers bonds de lumière ; puis, d'autres lignes de points lumineux coupèrent celle-ci, des courbes s'indiquèrent, une constellation s'élargit, étrange et magnifique. Hélène ne parlait toujours pas, suivant du regard ces scintillements, dont les feux continuaient le ciel au-dessous de l'horizon, dans le prolongement infini, comme si la terre eût disparu et qu'on eût aperçu de tous cotés la rondeur céleste....Paris, qui s'allumait, s'étendait, mélancolique et profond, apportant des songeries terrifiantes d'un firmament où pullulent les mondes.

Émile Zola, Une page d'amour, p. 253-254, Éd. Fasquelle


Incendie de la passion
Hélène est folle d'amour pour Henri, un médecin de son quartier. Elle regarde à nouveau Paris, pleine de passion et de flammes...

Sur Paris, les rayons obliques s'étaient encore allongés. L'ombre du dôme des Invalides, démesurément grandie, noyait tout le quartier Saint-Germain ; Tandis que l'Opéra, la tour Saint-Jacques, les colonnes et les flèches zébraient de noir la rive droite. Les lignes des façades, les enfoncements des rues, les îlots élevés des toitures, brûlaient avec une intensité plus sourde. Dans les vitres assombries, les paillettes enflammées se mouraient, comme si les maisons fussent tombées en braise. Des cloches lointaines sonnaient, une clameur roulait et s'apaisait. Et le ciel, élargi aux approches du soir, arrondissait sa nappe violâtre, veinée d'or et de pourpre au-dessus de la ville rougeoyante. Tout d'un coup, il y eut une reprise formidable de l'incendie, Paris jeta une dernière flambée qui éclaira jusqu'aux faubourgs perdus. Puis, il sembla qu'une cendre grise tombait, et les quartiers restèrent debout, légers et noirâtres comme des charbons éteints.

Émile Zola, Une page d'amour, p.169-170, Éd. Fasquelle