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D'abord, la première année, il alla, pendant les neiges
de décembre, se planter quatre heures chaque jour derrière
la butte Montmartre, à l'angle d'un terrain vague, d'où
il peignait un fond de misère, des masures basses, dominées
par des cheminées d'usine ; et, au premier plan, il avait
mis dans la neige une fillette et un voyou en loques, qui dévoraient
des pommes volées. Son obstination à peindre sur nature
compliquait terriblement le travail, l'embarrassait de difficultés
presque insurmontables. (...)
La seconde année, il chercha une opposition. Il choisit un bout
du square des Batignolles, en mai : de gros marronniers jetant leur
ombre, une fuite de pelouse, des maisons à six étages, au
fond ; tandis que, au premier plan, sur un banc d'un vert cru, s'alignaient
des bonnes et des petits bourgeois du quartier, regardant trois gamines
en train de faire des pâtés de sable. (...)
Aussi, la troisième année, s'enragea-t-il sur une œuvre
de révolte. Il voulut le plein soleil, ce soleil de Paris qui,
certains jours, chauffe à blanc le pavé, dans la réverbération
éblouissante des façades : nulle part il ne fait plus
chaud, les gens des pays brûlés s'épongent eux-mêmes,
on dirait une terre d'Afrique, sous la pluie lourde d'un ciel en feu.
Le sujet qu'il traita fut la place de Carroussel, à une heure,
lorsque l'astre tape d'aplomb. Un fiacre cahotait, au cocher somnolent,
au cheval en eau, la tête basse, vague dans la vibration de la chaleur ;
des passants semblaient ivres, pendant que, seule, une jeune femme, rose
et gaillarde sous son ombrelle, marchait à l'aise d'un pas de reine,
comme dans l'élément de flamme où elle devait vivre.
Mais ce qui, surtout, rendait ce tableau terrible, c'était l'étude
nouvelle de la lumière, cette décomposition, d'une observation
très exacte, et qui contrecarrait toutes les habitudes de l'œil,
en accentuant des bleus, des jaunes, des rouges, où personne n'était
accoutumé d'en voir.
Émile
Zola, L'uvre, p.253-254, Éd. Fasquelle
L'Île de la cité
Claude est hanté, obsédé par
sa vision de l'Île de la cité, par la Seine qui lui apporte
tous les mystères de la nature et de la vie.
Il était venu, appelé par elle, et il ne la voyait pas,
au fond des ténèbres. Il ne distinguait que les ponts, des
carcasses fines de charpentes se détachant en noir sur l'eau braisillante.
Puis, au-delà, tout se noyait, l'île tombait au néant,
il n'en aurait pas même retrouvé la place, si des fiacres
attardés n'avaient promené, par moments, le long du Pont-Neuf,
ces étincelles filantes qui courent encore dans les charbons éteints.
Une lanterne rouge, au ras du barrage de la Monnaie, jetait dans l'eau
un filet de sang. Quelque chose d'énorme et de lugubre, un corps
à la dérive, une péniche détachée sans
dote, descendait avec lenteur au milieu des reflets, parfois entrevue,
et reprise aussitôt par l'ombre. Où avait donc sombré
l'île triomphale ? Etait-ce au fond de ces flots incendiés ?
Il regardait toujours, envahi peu à peu par le grand ruissellement
de la rivière dans la nuit. Il se penchait sur ce fossé
si large, d'une fraîcheur d'abîme, où dansait le mystère
de ces flammes. Et le gros bruit triste du courant l'attirait, il en écoutait
l'appel, désespéré jusqu'à la mort.
Émile
Zola, L'uvre, p.405, Éd. Fasquelle
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