L'Œuvre
    
Rue Vieille-du-temple

 
Rue Vieille-du-Temple
Paris, objet de l'art
L'Île de la Cité
  Claude Lantier, peintre, se promène rue Vieille-du-temple
 
Claude, en entrant dans cette rue étroite, éprouva une sensation de fraicheur. La journée devenait très chaude, et une humidité montait du pavé, qui malgré le ciel pur, restait mouillé et gras, sous le continuel piétinement des passants. A chaque minute, des camions, des tapissières manquaient de l'écraser, lorsqu'une bousculade le forçait à quitter le trottoir. Pourtant, la rue l'amusait, avec la débandade mal alignée de ses maisons, des façades plates, bariolées d'enseignes jusqu'aux gouttières, trouées de minces fenêtres, où l'on entendait bruire tous les métiers en chambre de Paris. A un passages les plus étranglés, une petite boutique de journaux le retint : c'était, entre un coiffeur et un tripier, un étalage de gravures imbéciles, de suavités de romance mêlées à des ordures de corps de garde. Plantés devant les images, un grand garçon pâle rêvait, deux gamines se poussaient en ricanant. Il les aurait giflés tous les trois, il se hâta de traverser la rue, car la maison de Fagerolles se trouvait juste en face, une vieille demeure sombre qui avançait sur les autres, mouchetée des éclaboussures boueuses du ruisseau. Et comme un omnibus arrivait, il n'eut que le temps de sauter le trottoir, réduit là à une simple bordure : les roues lui frôlèrent la poitrine, il fut inondé jusqu'aux genoux.

Émile Zola, L'Œuvre, p.93, Éd. Fasquelle


Paris, objet de l'art
Paris devient l'objet de l'art
  

D'abord, la première année, il alla, pendant les neiges de décembre, se planter quatre heures chaque jour derrière la butte Montmartre, à l'angle d'un terrain vague, d'où il peignait un fond de misère, des masures basses, dominées par des cheminées d'usine ; et, au premier plan, il avait mis dans la neige une fillette et un voyou en loques, qui dévoraient des pommes volées. Son obstination à peindre sur nature compliquait terriblement le travail, l'embarrassait de difficultés presque insurmontables. (...)
La seconde année, il chercha une opposition. Il choisit un bout du square des Batignolles, en mai : de gros marronniers jetant leur ombre, une fuite de pelouse, des maisons à six étages, au fond ; tandis que, au premier plan, sur un banc d'un vert cru, s'alignaient des bonnes et des petits bourgeois du quartier, regardant trois gamines en train de faire des pâtés de sable. (...)
Aussi, la troisième année, s'enragea-t-il sur une œuvre de révolte. Il voulut le plein soleil, ce soleil de Paris qui, certains jours, chauffe à blanc le pavé, dans la réverbération éblouissante des façades : nulle part il ne fait plus chaud, les gens des pays brûlés s'épongent eux-mêmes, on dirait une terre d'Afrique, sous la pluie lourde d'un ciel en feu. Le sujet qu'il traita fut la place de Carroussel, à une heure, lorsque l'astre tape d'aplomb. Un fiacre cahotait, au cocher somnolent, au cheval en eau, la tête basse, vague dans la vibration de la chaleur ; des passants semblaient ivres, pendant que, seule, une jeune femme, rose et gaillarde sous son ombrelle, marchait à l'aise d'un pas de reine, comme dans l'élément de flamme où elle devait vivre. Mais ce qui, surtout, rendait ce tableau terrible, c'était l'étude nouvelle de la lumière, cette décomposition, d'une observation très exacte, et qui contrecarrait toutes les habitudes de l'œil, en accentuant des bleus, des jaunes, des rouges, où personne n'était accoutumé d'en voir.

Émile Zola, L'Œuvre, p.253-254, Éd. Fasquelle


L'Île de la cité
Claude est hanté, obsédé par sa vision de l'Île de la cité, par la Seine qui lui apporte tous les mystères de la nature et de la vie.

Il était venu, appelé par elle, et il ne la voyait pas, au fond des ténèbres. Il ne distinguait que les ponts, des carcasses fines de charpentes se détachant en noir sur l'eau braisillante. Puis, au-delà, tout se noyait, l'île tombait au néant, il n'en aurait pas même retrouvé la place, si des fiacres attardés n'avaient promené, par moments, le long du Pont-Neuf, ces étincelles filantes qui courent encore dans les charbons éteints. Une lanterne rouge, au ras du barrage de la Monnaie, jetait dans l'eau un filet de sang. Quelque chose d'énorme et de lugubre, un corps à la dérive, une péniche détachée sans dote, descendait avec lenteur au milieu des reflets, parfois entrevue, et reprise aussitôt par l'ombre. Où avait donc sombré l'île triomphale ? Etait-ce au fond de ces flots incendiés ? Il regardait toujours, envahi peu à peu par le grand ruissellement de la rivière dans la nuit. Il se penchait sur ce fossé si large, d'une fraîcheur d'abîme, où dansait le mystère de ces flammes. Et le gros bruit triste du courant l'attirait, il en écoutait l'appel, désespéré jusqu'à la mort.

Émile Zola, L'Œuvre, p.405, Éd. Fasquelle